Curieuses retrouvailles que celles proposées par ce long métrage, qui précède de trois ans Cria Cuervos de Carlos Saura : dans les deux films, l’actrice Ana Torrent. Dans les deux films, un personnage d’enfant qui porte le même prénom que l’actrice. Et surtout, dans les deux, cette immersion dans le monde déconcertant de l’enfance, renvoyant par codages et déplacements à l’étau étouffant du franquisme.


L’esprit de la ruche aborde par sauts les liens entre le quotidien et l’imaginaire : il décompose et fragmente le récit, déconstruit la structure habituelle de la représentation pour desétabiliser le spectateur et l’obliger à délaisser la codification habituelle du récit.


Plusieurs métaphores en attestent : le film Frankenstein, bien évidemment, qui crée la vie à partir de divers morceaux de cadavres, idée reprise lors de la reconstitution en classe du mannequin à qui l’on rend ses organes ; mais aussi la ruche éponyme, objet de contemplation du père, et dont les alvéoles cloisonnent les abeilles comme ce village qui semble étrangement isolé du monde. La lumière jaune qui baigne la salle du séjour, le motif géométrique que l’on retrouve sur les parois enferme de manière similaire les personnages.


Il faut donc accepter de lâcher prise et de se laisser entrainer au fil d’errances qui nous donnent autant d’indices sur la vie d’Ana et des siens que sur les refuges structurants de son imaginaire. Ces allées et venues entre la tristesse des adultes (l’enfermement du père, le possible adultère de la mère, la destinée du fugitif) et les fulgurances oniriques génèrent un récit poétique, qui tient autant de la fuite que de la résilience. Ana, pour s’émanciper et grandir, doit décider quelle part donner à son monde : lui accorder ou non la foi, tout comme la croyance qu’elle avait face au cinéma. Le chemin hors de l’enfance ne se fera pas par un choix radical, mais dans un compromis qui souligne l’importance fondamentale du recours à l’art, et à la narration.


Car dans le style lui-même, Erice aura brouillé les pistes : en doublant la maison d’un entrepôt au milieu de nulle part, la toile du cinéma d’un puits, les journées mornes de nuits lunaires, il pare toute son histoire des lumières chamarrées du conte, et ce dès l’amorce initiale, « Il était une fois ». Plus finement encore, son sens du cadrage et du montage miment à la perfection l’impossibilité pour l’enfant d’avoir une vue d’ensemble qui lui permettrait d’appréhender le réel dans sa totalité. A aucun moment, les membres de la famille n’apparaissent dans le même plan. Le montage alterné, les champs contre-champs, dynamités par la propension du point de vue à nous faire basculer vers l’imaginaire, deviennent l’objet de doutes fondamentaux : la mère est-elle bien là ? Ce repas a-t-il lieu avec tous les convives, ou sommes-nous face à un montage de plusieurs tablées réunies par la grâce d’un souvenir qui les synthétiserait idéalement ?


Nous ne le saurons pas : de la même façon que la vérité n’est pas accessible entièrement à la jeune enfant, le spectateur doit accepter ce cheminement singulier : à travers les méandres d’un monde triste s’ébauchent des voies de traverse. Le parcours d’Ana, son expérience de spectatrice, sa capacité inconsciente à devenir elle-même une narratrice. Et, en creux, une foi salvatrice dans la capacité du cinéma à mettre le réel en ombres et lumières.


(7.5/10)

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le 12 mai 2017

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