La justice expéditive, l'hystérie collective et la tyrannie de la majorité sont autant de thèmes qui ont été traités avec convictions par Fritz Lang avec "Fury", dès 1936. Ce film est tellement efficace que revenir sur ses propos semble totalement dérisoire. Mais entre-temps, la guerre a pointé le bout de son nez et certaines thématiques demandent à être revisitées ! C'est ainsi que William Wellman décide de reprendre le flambeau laissé libre par le maître Allemand et part vaillamment revisiter ces mêmes thématiques... Son objectif, supposé, n'est pas de réaliser un grand film didactique (même s'il n'évitera pas totalement le piège, c'est vrai !), mais plutôt d'inviter le spectateur américain à réfléchir sur ses représentations de la démocratie et de la justice. Quelle drôle d'idée quand même ! Pour ce faire, le film doit être simple, direct, efficace. Une simplicité formelle qui incite Wellman à se réapproprier les codes du théâtre, peu de lieux et peu de personnages pour une meilleure efficacité. Le scénario, signé par l'excellent Lamar Trotti, sera du même ordre, tout comme la mise en scène qui tend vers l'épure totale. "The Ox-Bow Incident" se regarde, non pas comme un film banal, mais comme un exercice de style, sec, brutal, sans concessions, qui ne cherche pas à émouvoir ou à créer un pseudo suspense quant à la culpabilité des accusés. Ce n'est pas un western, ni un film judiciaire et encore moins un film "psychologique" (si tant est que cette expression puisse signifier quelque chose), mais c'est avant tout un drame humain, dénué de véritable intrigue et asséché de tout sentimentalisme, qui nous invite à réfléchir sur les failles de notre démocratie, mais surtout sur nos propres défaillances !

Une réflexion qui est symbolisée, dès le début du métrage, par une scène où l'on voit Fonda rester admiratif devant un tableau qui représente un homme observant de loin une belle jeune femme. "Il en met du temps à arriver", lance alors le fier cow-boy, sûr de sa virilité, sous entendant lourdement que s'il devait vivre une telle situation, il ne tarderait sûrement pas à passer à l'action. Ce à quoi le barman répond en disant que cet homme est à plaindre, car il ne peut rien faire. Une réponse toute philosophique qui annonce ce que sera le reste du film. Face à une situation donnée, on est soit dans l'action soit dans la réflexion ou dans l'attente. Ainsi, suite au meurtre de l'un des leurs, les bons citoyens vont se transformer en bras armé de la justice. C'est logique puisque la passivité est proscrite. Et puis, un homme, un vrai, ça agit. Alors ces braves gens, sûr de leur bon droit, traquent les premiers venus pour leur passer la corde au cou. Ils incarnent le pays donc la justice ; pourquoi attendre un procès ? L'autre position envisageable, beaucoup plus prudente, c'est celle de la réflexion. En s'appuyant sur des preuves, on élabore un jugement et on peut agir ensuite. Alors bien sûr cette position est honorable mais peut-on véritablement l'appliquer lorsque l'on est seul face à un groupe. Ne dit-on pas que la majorité à toujours raison. Mais si on ne respecte pas les droits fondamentaux de chaque homme, ce sera toujours la loi du plus fort qui triomphera.

Ainsi le personnage incarné par Fonda peut-il, et veut-il, véritablement intervenir pour empêcher le lynchage. Car, s'il n'est pas facile de faire entendre sa voix face à tout un groupe, il est surtout difficile de ne pas être influencé par cette foule, si imposante, si bruyante, si forte... Et c'est parce que Wellman avait posé les jalons de cette réflexion en préambule qu'il peut se permettre de conclure son film par une scène similaire où la lecture de la lettre de l'un des accusés vient apporter la morale à cette histoire. C'est seulement à cet instant-là que le fier cow-boy prend conscience de ses faiblesses, ce qui ne le rend pas moins viril ou "homme" ! C'est à ce moment-là, que Fonda prend conscience de la fragilité de la justice et donc de sa propre "impuissance". Ce final, qui peut paraître facile ou enfantin, fonctionne car la mise en scène et l'interprétation sont placées sous le sceau de la sobriété. Ainsi, le spectateur peut facilement s'identifier au personnage tenu par Fonda, un gars terriblement moyen, et emprunter le même cheminement que lui. Face à cet étrange incident, on a quelques réticences mais on suit le groupe, bon gré mal gré. Lorsque le lynchage se précise, on veut faire entendre notre voix, timidement, mais avant tout pour se donner bonne conscience. Mais c'est seulement lorsque la vérité éclate, que l'on réalise notre soumission à la loi du plus fort, à la loi de la foule. Ainsi, tout comme le personnage du tableau, c'est bien nous qui sommes à plaindre.

Alors bien évidemment, les limites du film résident dans sa singularité et dans son dépouillement formel. Celui de Lang paraît davantage transcender son sujet car il épousait véritablement les contours du drame classique. Malgré tout, il faut rendre hommage à Wellman qui réussit, ici, un brillant exercice de style. Car non seulement il nous passionne pour une histoire où les facilités d'usage sont évitées (avec des bons et des méchants, avec de l'action, de l'humour ou du glamour, etc.) mais surtout il parvient à réaliser une brillante immersion au cœur même de cette foule hystérique et assoiffée de vengeance. Ce parti pris, fort risqué, lui permet de disséquer au scalpel cette créature étrange que nous avons enfantée, observant attentivement ses différentes réactions et captant sur la pellicule ses doutes, ses passions ou sa lâcheté ordinaire. Un exercice de style violent, perturbant et dont le propos semble toujours d'actualité.

Procol-Harum
9
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le 22 août 2023

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Procol Harum

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