"L'homme à la caméra" est l'œuvre d'un théoricien - d'une folle audace conceptuelle et formelle. Son projet est d'exclure le scénario, une histoire suivie avec des acteurs et des dialogues et les intertitres (habituels aux films muets). Il n'emploie que les seuls moyens stylistiques du cinéma. Affranchissons-nous du théâtre et de la littérature ! Ce manifeste jouissif est une déclaration d'indépendance. Il proclame une théorie appliquée avec rigueur. C'est une des sources de la fascination qu'il exerce.
Quel esprit de liberté, d'expérimentation et d'avant-garde ! Il explore la grammaire du cinéma, toutes les prises de vue possibles : plongée, contre-plongée, travellings variés, panorama, vue au ras du sol, gros plans sur les roues de locomotives... Au montage, il triture les rushes en vue d'effets précis : accéléré, ralenti, retour en arrière, surimpression d'images, collage, déformations d'images et d'écrans, projection simultanée de plusieurs écrans...
Bref, tournage et montage sont l'essence du cinéma. Tout le reste est accessoire (scénario, acteurs, dialogues, etc.)
Dziga Vertov incarne l'inventivité qui explose avant la guerre de 1914/18 (de 1905 à 1914) et la prolonge (de 1919 à 1929). Au cours du film, je pense aux fanatiques des machines et des grandes villes : à "Zone" d'Apollinaire, aux collages poétiques de Blaise Cendrars, aux poèmes sensationnistes d'Alvaro de Campos et bien sûr à "Ulysse" de Joyce. Futurisme et cubisme contribuent à l'esprit décapant du film, à son tempo révolutionnaire. Dziga Vertov (la toupie tournoyante) place sa caméra de derviche tourneur sur orbite terrestre, tourne comme la planète en une rotation révolutionnaire.
Le cinéma surgit d'un ŒIL, prolongé par une caméra, cet œil de tous les possibles, télescope puis microscope, qui scanne le réel, en révèle les structures internes. Que capte la vision ? d'abord le mouvement de la vie. Cet essai filmique traque la vie sous tous ses aspects et tous les angles : un accouchement express, l'alignement de bébés dans une crèche, à l'usine ou au bureau, dans les transports, pendant nos loisirs à la plage ou à la gymnastique, durant notre sommeil, jusqu'aux obsèques...
Vertov multiplie les moyens de transport : piétons, bus, carrioles, tramways, voitures, voitures de pompiers, trains, paquebot, avions... Cela vire un peu au catalogue. Les sports (un ralenti décompose le saut du perchiste) et les métiers manuels (couturières, fabrication de paquets en accéléré, mineurs de charbon) sont bien représentés également.
Avec "L'homme à la caméra", le chimiste Vertov nous livre son tableau de Mendeleïev, substantifique moelle de ses cogitations théoriques. D'où une vitalité, une inventivité peu communes. Un montage virtuose rend le rythme trépidant de la vie urbaine et industrielle. Une ville organe, avec ses avenues artères, ses machines muscles, ses visages de tous âges.
Pourtant, en violation de ses principes, notre démiurge emploie un acteur : l'Homme à la caméra...
Tel Léopold Bloom arpentant Dublin, il parcourt sans relâche l'espace urbain (Kiev, Odessa, Moscou). Les spectateurs peuvent s'y identifier au cours d'une traversée mentale vibrionnante.
Mais qui est vraiment cet opérateur maniaque de la manivelle, chasseur d'images animées ? Moins un personnage qu'une allégorie, semble-t-il. Davantage qu'un acteur véritable, l'homme-caméra - ancêtre d'une humanité machine - incarne le cinéma en acte.