L’homme à la caméra est un film expérimental assumé qui sait capter l’attention du spectateur en raison de son caractère universel. Il représente d’un œil nouveau et extérieur de ce qu’était (et ce qu’est toujours) la société humaine. Avec son mouvement perpétuel et frénétique, le film traite du rapport entre l’humain et la technique, celle qui sert l’être humain et que celui-ci entretient pour toujours gagner du temps, rester en mouvement. Et c’est de cela dont traite le film, le temps créant le mouvement, le mouvement créant la vie et la vie créant ses variations de mouvements. Justement, par nature, le cinéma crée l’illusion de la vie car c’est un œil vers le passé que nous portons lorsqu’on regarde une œuvre graphique. Le long-métrage traite donc de l’aspect primitif du Cinéma, de son essence, il joue avec la caméra en faisant un habile parallélisme avec l'œil humain.

C’est d’ailleurs le cas du dernier plan du film, représentant un œil mélangé au diaphragme d’une caméra en surimpression, comme si ces deux éléments ne faisaient qu’un, et lorsque celui-ci se ferme, c’est aussi le cas pour le film.

Nous allons donc utiliser la dernière séquence du film pour illustrer nos propos.

Premièrement l’art de Vertov se veut de montrer et de faire entrer en résonance, de dialoguer entre les plans, de montrer avec attention les mouvements simples et répétés du quotidien, d’un mécanisme de vie. Aussi bien par le fait de montrer en plan large une foule marchant en pleine ville dans tous les sens que par le fait de montrer des tramways qui se croisent et qui défilent indéfiniment.
C’est un film sur les mécanismes humains dans un monde en pleine industrialisation, qui tourne aussi vite que les images d’une bobine de pellicules en témoigne le travail de la monteuse en train de monter un film. Le fait que Vertov nous montre le processus de création d’un film n’est d’ailleurs pas anodin, c’est un film axé sur un homme à la caméra », ou plusieurs, en témoigne le fait que l’opérateur est par exemple filmé entrain de filmer (dans une voiture par exemple pour créer un travelling, caractéristique de cette volonté de mouvement jusqu’à la nature des plans). Mais l’intention de Vertov c’est donc de montrer la routine de vie de gens à travers un regard parfois très personnel avec des plans sur des visages et parfois très général, il prend du recul et observe les mécanismes de l’humanité. Dans l’idée d’avoir une vision globale, la caméra s’approche ou non des gens.
Les plans de foule sont d’ailleurs récurrents, tout comme les plans rapprochés sur plusieurs parties du corps de gens. Sûrement pour montrer le caractère commun de l’humanité, et comment celle-ci évolue dans différents environnements.

Mais la caméra joue aussi avec les regards et les actions que l’on peut voir, ainsi il peut y avoir des liens qui se font entre les plans et un rythme plus ou moins rapide selon la musique et les mouvements montrés. La perception du spectateur évolue et change selon la chorégraphie des plans et du montage.

Vertov fait également référence à ses contemporains, en témoigne un plan dans un cinéma avec l’arrivée d’un train comme l’un des films des frères Lumière, ce plan créant par la même occasion un effet de mise en abîme où le spectateur réfléchit à sa propre place. C’est justement le même type de plan que ceux présents dans « l'opérateur caméra » de Buster Keaton, une manière de montrer aussi ce qu’est le cinéma dans son ensemble, et cela jusqu’à la vision d’un film.

C’est un film hors du temps, où l’on voit la frénésie de la ville sans savoir où cela a été tourné tout comme le sera un autre film expérimental appelé Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio accompagné de la musique de Philip Glass. Ainsi, ce côté contemplatif est d’abord caractérisé par des plans fixes, une manière de laisser le spectateur contempler le mouvement.

Si l’on remet le film dans son contexte historique, on comprend également que la conception productiviste de la société en URSS est montrée à la perfection. Ainsi, Vertov n’échappe pas à la règle, il doit lui aussi prouver qu’il travaille, au même niveau que le serait un ouvrier. C’est d’ailleurs un ouvrier, il doit tourner une manivelle de façon constante, une circularité dont le film fait également preuve par son montage et ses types de plans.

Alors que la structure du film évolue par grands thèmes, des motifs et une manière de filmer semblent se répéter.

« L’homme à la caméra » se rapproche d’un cycle, lorsque les spectateurs s’assoient pour voir ce même film, nous pouvons s’assurer que la boucle est bouclée. Et que si le film est projeté, c’est qu’il est finalisé. La fin correspond à une utopie réalisée ; celle de fusionner le réel et sa diffusion, le temps présent et le passé.

Vertov aime dupliquer les plans, les rendre plus présentes à l’écran, que ce soit en remettant les mêmes plans à différents moments ou par le fait de simplement les dupliquer sur l’image en témoignent certains plans à la fin (1h01). C’est aussi une manière de soutenir un rythme qui change selon les thèmes abordés et organisés selon des blocs. On peut par exemple citer le prologue ou la naissance du cinéma, puis on passe ensuite à l’éveil de la ville et des transports, on nous montre également l’industrie en marche, on recentre ensuite sur l’humain et ses mouvements (dans le sport par exemple), pour finir par tout est synthétiser.

Difficile à caractériser, le film oscille entre documentaire et fiction, il montre l’Humain dans son spectre le plus large, comme si le monde était une sorte de machine, c’est par ailleurs la vision d’Hugo Cabret dans le film de Martin Scorsese du même nom, une machine où tout a son importance, son intérêt à être montré. Tous les gens sont reliés comme le seraient les rouages d’une machine. Cependant l’être humain est placé sur le même plan que la machine, les deux fonctionnent ensemble. Peut-être que le message de Vertov c’est aussi de pousser le spectateur à être actif, ne pas se comporter comme un automate en s’enfermant dans un cinéma simplement pour consommer comme montré au début du film par un habile effet de montage en montrant des sièges qui s’ouvrent et se ferment à répétition. Par conséquent, le spectateur se doit de franchir une frontière entre sa présence dans la salle et sa présence dans l’écran, son regard actif sur le film.

Enfin, pour Vertov, le cinéma est un art qui doit inventer un langage universel, c’est un art « du mouvement », un art « vital ». Le cinéma serait capable de relier les êtres, relier le monde et relier la vie. L’homme à la caméra est un film qui a le pouvoir de montrer un réel authentique, où tout est relié comme le seraient les rails d’un train ou bien les images collées entre elles d’une pellicule. Par sa musique, Vertov arrive à retranscrire le mouvement comme quelque chose de fluide et de mécanique, quelque chose d’intuitif qui se répète parfois. C’est aussi un film sur le geste artistique de faire un film et à quel point l'œil d’un opérateur peut se confondre avec le diaphragme d’un objectif alors même que le cinéma est un art nouveau qui ne manque pas d’inventivité et de différents points de vue.

Elie_deep
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le 19 oct. 2023

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