Le miroir aux chevaliers


Dans une improbable prison où sont jetés pêle-mêle criminels de droit commun, agitateurs politiques et hérétiques, Peter O'Tool interprète Miguel de Cervantes en train de jouer Alonso Quijana se prenant pour Don Quichotte de la Manche. Même sans y ajouter en surimpression Simon Gilbert ou la figure de Jacques Brel, l'abyme a de quoi donner le vertige.


Et de fait, en regardant la transposition pour le septième art que propose Arthur Hiller de la comédie musicale de Dale Wasserman, deux questions se posent immanquablement:


En quoi L'homme de la Manche témoigne-t-il de la vie de Cervantes? En quoi rend-il justice à L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche? Ces questions, Wasserman y a été maintes fois confronté. De son propre aveu, il a toujours considéré comme un peu malheureux que son travail soit considéré comme la première véritable adaptation du chef-d’œuvre de Cervantes. Pour le dramaturge américain, l'entreprise revenait à vouloir « faire tenir un lac dans un seau - démarche ambitieuse, mais impraticable ».


Il ne faut donc pas attendre de L'homme de la Manche d'être une restitution fidèle de son illustre modèle: il en est l'ombre portée. S'il joue des thématiques du roman (telles que le beau, la folie, la poésie, l'honneur, le pouvoir, l'amour... et la liste n'est pas exhaustive!), il le fait fatidiquement en fonction de la gifle ressentie par Wasserman à la lecture des mésaventures de l'ingénieux hidalgo... Cette critique, trottinant tant bien que mal dans son sillage, comme Sancho à la suite de son maître, ne saurait être autre chose qu'une lecture d'une lecture.


La gouvernance pour les hombres


Le propos de L'homme de la Manche est grave, mais résolu. La Reconquista achevée, l'Inquisition entend bien marquer de son fer rouge les cœurs et les consciences, y imprimer une certaine vision de la religion et de la société qui n'entretient qu'un rapport lointain avec le message du Christ. Cervantes, sur le bûcher grand-guignolesque qui préfigure peut-être son avenir dans le film, est un grain de sable dans la machine. Saltimbanque, il était suspect. Poète irrévérencieux, le voilà hérétique. Acteur, le voici agitateur politique.


Emprisonné, cerné de gredins et de pauvres hères (quelquefois les deux), le voilà sommé par ses pairs de se défendre dans une parodie de justice. Histoire de tuer le temps avant la véritable mascarade du procès inquisitorial, Cervantes s'exécute, mais « à sa manière », en remplaçant sa plaidoirie par une pièce à laquelle les autres prisonniers s'adjoindront selon leurs caprices.


À partir de cet instant le récit-cadre laisse place, avec quelques retours à la "réalité", au récit des (més)aventures de Don Quichotte, essentiellement articulées, après l'emblématique (et dispensable) épisode du moulin à vent, autour de l'adoubement du hidalgo et de son combat contre le Chevalier aux Miroirs.


Les deux niveaux du récit présentent la lutte entre la réalité et l'imaginaire. D'une part, il y a les lubies de Don Quichotte et sa manière de relire un monde « sinistre et insupportable » afin d'y injecter un peu de grandeur et de beauté. Une gargote devient ainsi un château, ses muletiers sont des chevaliers, la fille de cuisine qui s'y prostitue est reconnue comme une noble demoiselle dont la beauté n'a d'égal que la pureté, etc. D'autre part s'effectue le procès de la poésie, le procureur exerçant fort à propos le rôle du Dr Carrasco. Pour lui, Cervantes, comme son personnage n'est « Rien qu'un vieux fou » qui refuse de voir les choses en face. Face aux soudards de l'Inquisition, illusion poétique et courage se dissipent. « Vite, Cervantes, appelle-le, ton Don Quichotte! Qu'il te protège, qu'il te sauve, s'il le peut! »


La réponse de Cervantes à cette accusation de déni de réalité mérite le détour: « Lorsque la vie elle-même semble absurde, qui sait où se trouve la folie? Peut-être la folie consiste-t-elle à être trop pragmatique. [...] Et il n'y a pas pire fou que celui qui voit la vie comme elle est, plutôt que comme elle devrait être! »


Je pense qu'il y a là plus qu'un élégant paradoxe et que ce propos est particulièrement actuel. En effet, la tendance autour de nous n'est peut-être plus à la mainmise de l'Eglise (que le film ne condamne d'ailleurs pas en bloc, en témoigne le personnage du prêtre) sur les consciences, mais l'heure est bougrement inquisitoriale. Seulement, ce sont les tableaux excel qui tiennent lieu de bûcher et la question passe désormais par la dictature des nombres, de la performance, du management, du mesurable. Comme le Cervantes du film, on peut s'inquiéter de cet aveuglement à l'essentiel. L'acteur et le poète ont cet avantage sur leurs détracteurs qu'ils savent qu'ils jouent, qu'ils choisissent une certaine lecture de la réalité. La folie de la nouvelle Inquisition (comme de l'ancienne, au demeurant), n'est-elle pas de croire qu'elle a saisi ce dont le monde est fait et qu'il s'agit maintenant de le faire marcher au pas (de course, de préférence), bon gré mal gré, dans ce qu'elle estime être la bonne direction?


Face à ce totalitarisme rampant, il faut trouver d'urgence des fous à qui prêter l'oreille, il faut comprendre que le miroir de la réalité déforme autant qu'il reflète.


Envoi: quand la rumeur dépasse la réalité


Soyons moins graves et quittons-nous sur une anecdote amusante et instructive. Contrairement à Alonso Quijana qui est (et redevient) Don Quichotte à dessein, malgré son entourage et les événements, contrairement à Terry Gilliam qui s'échine, dans une tension longuement mûrie, à adapter son histoire, contrairement à eux, donc, L'homme de la Mancha est arrivé par accident, à cause des gens, grâce aux on-dit.


Wasserman travaillait sur un film, en Espagne, lorsqu'il apprit dans la presse qu'il était en train de faire des recherches pour adapter le roman de Cervantes. Piqué par la curiosité, il lut le roman, se dit qu'il n'était pas adaptable, puis en fit la comédie musicale dont ce film est tiré.


Etienne Klein en conclurait que le moulin à vent est le moyen que le géant a trouvé pour qu'on parle de lui.

NotQuiteDead

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