Le phénix peut-il renaître de ses cendres ?

Sans doute pas ce Phoenix là, dépressif et ventripotent, maître en philosophie spécialisé en philosophie de comptoir …


(… encore que – malgré ces handicaps évidents, il n’en remporte pas moins un grand succès, auprès de ses collègues et auprès de ses élèves féminines. Presque le genre de mec qui les tombe toutes – comme si Woody Allen était, faisait semblant d’être, étonné par ses propres succès. Il en serait capable ?)


Bref, Woody paresse dans les grandes largeurs. A l’excès. Une fois la caméra posée, elle ne bougera presque plus, quasiment pas de travail pour Darius Khondji : quelques lieux universitaires (salle de cours, laboratoire), quelques appartements sur le campus (surtout ne pas aller trop loin), une cafétéria, un banc dans un parc … on en a presque fini avec l’exploitation de l’espace. Quant au fil du récit, il est très mince, plus que mince, filiforme – un prof de philo dépressif, deux admiratrices, et un rebondissement, un seul , la découverte existentialiste, esthétique et à visée morale, directement empruntée à Dostoïevski (que Woody Allen cite évidemment, explicitement), du crime qui donne un sens à sa vie.


Une seule péripétie, mais d’importance : car à ce moment le phénix peut effectivement renaître – pour un retour de sève en fanfare et pour le plus grand plaisir des hôtes de ces bois.


Et pour ce rebondissement unique (astucieusement amené par le recouvrement sans transition de deux conversations à deux tables voisines de la cafétéria), Woody Allen ne convoque pas seulement Dostoïevski, Crime et châtiment avec le meurtre d’une crapule (relative ici) qui ne peut qu’apporter le bien (même à dose infinitésimale) à l’humanité, mais encore Hitchcock, la Corde et son esthétique aristocratique du crime, ou L’Inconnu du Nord-Express, avec l’idée de crime parfait, liée à l’absence absolue de mobile – aucun lien entre l’assassin et la victime. Et tout cela sur un fond de philosophie de l’action (contre toutes les pensées molles) à la sauce existentialiste.


Parce qu’il est aussi question de philosophie dans le film, avec un enseignant qui convoque nombre de grands noms (mais qu’on se rassure, leur citation pendant les cours sera des plus brèves …), Kant, Kierkegaard, Sartre, Heidegger … (des plus brèves et des plus simplistes, avec quelques formules dignes des fameuses brèves de J.M. Gourio …)


Pour Kant, ce sera l’impératif catégorique, avec un raisonnement d’une logique plus qu’approximative, pour Sartre, ce sera, inévitablement, « l’enfer c’est les autres », et pour Kierkegaard une maxime presque vertigineuse :



L’anxiété, c’est le vertige de la liberté.



La dépression, sans doute, mais pas sans l’ironie – Woody Allen est bien vivant.


Il y a aussi une autre référence, sans doute plus importante, dans l’Homme irrationnel - Woody Allen en personne, qui reprend (en les simplifiant à l’extrême) les idées de films précédents, mais évoque surtout sa personne – l’intellectuel vieillissant (sensiblement moins vieux, mais avec du ventre, le modèle n’est pas si arrangé), que les femmes aiment malgré sa dépression, malgré lui, surtout les jeunes et à son corps très défendant (lui-même ne fait que résister à la tentation, mais « l’enfer, c’est les autres », donc ...) – au bout du compte, une manière de plaidoyer pro domo auquel on n’est pas obligé d’adhérer.


Bref – la fin du phénix, d’autant plus que la légèreté du scénario contraint les personnages à revenir en boucle sur leurs paroles, à les reprendre et les reprendre, presque toujours dans les mêmes termes ? Un film de trop ?


Pas tout à fait. Car l’absence de péripéties n’interdit pas les relances, réussies, comme un essai soudain de roulette russe ; ni surtout, la présence constante, subtile, essentielle de l’ironie - comme si l'extrême minceur du scénario finissait par en faire une épure, une pure fiction avec l'ironie pour thème unique. Et assurément, c’est grâce à l’ironie que le film passe finalement plutôt facilement …


… Ironie dans la façon dont le crime est préparé et surtout dont l’enquête est conduite par la jeune amie du professeur renaissant (Emma Stone, l’actrice aux yeux de lémurien, à son avantage), à base de raisonnements aussi catégoriques qu’absurdes (quand on déploie son journal sur un banc, on tourne forcément le dos à son voisin …) Ironie du sort, pour le twist ultime, très plaisant et avec sa bonne dose d’absurde (de l’expérience du philosophe en matière d’ascenseurs et surtout de l’intérêt des cadeaux absurdes, du genre une lampe de poche bon marché …) Et ironie enfin, surtout, dans la morale de l’histoire. Parce que l’assassin par amour pour l’humanité, ne sera pas comme Raskolnikov assailli par le remords ni par sa conscience. Son seul but, une fois très menacé, c’est essentiellement de s’en sortir et de continuer à profiter de sa vigueur retrouvée. Au reste, avec un peu d’attention, on aurait déjà dû s’en douter – chez Woody Allen, le juge ne mène pas l'enquête, il meurt …


Il fallait bien, après l’avoir ouvertement cité, que Woody Allen se sépare, une fois pour toutes, de Dostoïevski - et se retrouve tel qu’en lui-même.


Renaissant ? Qu’on lui accorde, pour le moins, le droit à la paresse.

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le 25 oct. 2015

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