L'homme qui en savait plus que les autres, surtout sa femme

(SPOILERS de la part d'une critique qui en savait trop)


Hank est un gamin pas très bien éduqué (voir plus bas) mais on partage l'horreur de son père, le docteur Ben McKenna (James Stewart), au moment où son enlèvement lui est annoncé. La gorge nous serre tandis que sa mère, Jo (Doris Ray) apprend à son tour la nouvelle au cours d'une scène mémorable pour plusieurs raisons (explications à suivre). Evidemment, on rit aussi, le réalisateur anglais n'a rien perdu de son humour noir. Impossible de résister au comique de la rixe inoffensive opposant Ben à un groupes de vieux taxidermistes ni à la gêne éprouvée par Ben tandis que, pendu au téléphone, il interroge à mots couverts le supposé ravisseur de son fils, devant quelques amis hilares gardés en dehors de la confidence.
Et malgré les soixante années qui nous séparent de la sortie du film, les scènes cultes gardent leur impact. L'orchestre et son public inconscients du drame qui se joue, la mort de monsieur Leblanc campé par un Daniel Gélin méconnaissable. Alors oui, on meurt avec beaucoup de théâtralité, les armes se tournent vers leur cible avec une lenteur extrême qui pourrait faire sourire les plus jeunes, mais la mise en scène classieuse et les nombreuses idées (se faire répéter l'adresse de la chapelle, s'extirper d'une église en se hissant par la corde la cloche et donc la faire tinter de manière sinistre comme pour annoncer un mauvais présage) confèrent à l'œuvre une essentialité exempte de toute considération temporelle.


Au-delà d'un film réussi et inventif malgré une intrigue convenue, on peut aussi considérer "L'homme qui en savait trop" à travers un prisme sociétal pour y puiser quelques informations intéressantes sur le rôle dévolu aux femmes et sur la manière d'envisager le regard porté au monde, c'est-à-dire en dehors des Etats-Unis.


Parce que le film a quelques relents misogynes et racistes qui auraient aujourd'hui beaucoup de mal à passer.


La misogynie se manifeste dans la complémentarité qui rapproche le couple formé par le docteur Ben McKenna et son épouse Jo.
Quand lui est mû par une réflexion rationnelle et planificatrice, déduit et montre la voie, elle n'agit que par la mécanique de sa sensibilité intuitive.


Dans le fiacre, elle fait part à son mari des réticences de Monsieur Leblanc (Daniel Gélin) à dévoiler quelques pans de sa vie (c'est facile à voir, du reste, les deux questions destinées au français appellent autant de méchants vents).
A leur arrivée à l'hôtel de Marakech, .Jo perçoit un regard mauvais de la part d'une femme qui s'avèrera l'instigatrice de l'enlèvement de son fils.
Elle crie pour perturber le tireur, non par préméditation mais parce qu'elle a senti qu'il fallait le faire. Auparavant, elle avait observé, médusée, l'abattage du premier ministre se dessiner. C'est donc sa sensibilité qui lui a dicté la conduite appropriée au sortir de sa torpeur, une torpeur qui pourrait aussi se voir comme la conséquence de son incapacité à réfléchir. L'idée de forcer sa voix lors de son récital à l'ambassade est aussi une initiative spontanée, comme un élan du cœur d'une mère pour son fils.
Pour me contredire, c'est elle qui saisit qu'Ambrose Chappell n'est pas un homme mais un lieu, une chapelle plus précisément. Encore que l'idée lui est involontairement soufflée par un ami masculin. Quand en effet celui-ci essaye de se souvenir du nom de l'homme que le couple recherche, le lapsus Church (église) est prononcé au lieu de Chapel (chapelle) ; le fait d'entendre le nom d'un bâtiment religieux impose dans l'esprit de Jo un autre bâtiment religieux, homonyme de l'homme recherché : le mystérieux Ambrose Chappell est en fait la chapelle Ambrose.


Au docteur, maintenant.
A mesure que sa femme lui fait part de ses doutes, il les rejette en bloc et pousse son épouse, par son impatience, son irritabilité et quelques arguments rapides, à ne plus y songer.
Jo se sent insultée par la présence de monsieur Leblanc dans le restaurant alors qu'il leur avait fait faux bond peu de temps auparavant, prétextant un rendez-vous soudain. Son mari ne partage pas son point de vue, une dispute éclate. C'est alors que Ben concède être d'accord avec elle sur l'attitude cavalière de monsieur Leblanc et se décide d'aller laver l'affront en se portant au-devant du malotru, comme si le rôle du parfait mari macho lui revenait à l'esprit : jouer des poings pour sauver l'honneur de sa femelle.
Au moment où le docteur compte lui annoncer l'enlèvement de leur fils, il emploie un procédé pour le moins radical, dans une scène particulièrement forte : lui faire avaler de force des calmants. En dépit de vives protestations, elle finit par obtempérer, domptée par l'argument implacable de son mari qui "est le docteur et sait dont quel médicament il faut administrer aux gens". Une manière assez éclatante de réduire les femmes à des hystériques en puissance : "prends tes calmants, tu crieras moins".
Pendant la révélation qui s'ensuit, le mari admet le bien fondé des intuitions de sa femme sur la cliente de l'hôtel. Beau geste. Sauf qu'au lieu d'associer sa femme à ses réflexions sur la suite à donner à l'affaire qui les préoccupe (si elle avait raison, c'est qu'elle peut servir à quelque chose, non ?), il s'arroge par le feu qui l'anime (il n'a pas pris de calmant, lui) la direction des opérations.
C'est elle qui se rend à la chapelle. Seule, uniquement en raison de la fausse piste suivie par son mari (qu'il s'est inventé tout seul comme un grand couillon, voir plus bas). Ce n'est pas un coéquipier reconnaissant qui la rejoint mais de nouveau un commandant. C'est donc à elle de sortir de la chapelle une fois les ravisseurs reconnus pour prévenir Scotland Yard et à lui de se confronter à eux.
Lorsque leur fils Hank téléphone à ses parents du fond de sa prison (l'ambassade d'un pays inconnu), il veut parler à sa mère. Elle le rassure. Le cœur parle, la sensibilité féminine fait son œuvre. Pour les questions pratiques (l'enquête) qu'il faut immanquablement évoquer, Ben lui arrache le combiné et s'en charge.


Je parlais de racisme plus haut, c'est surtout flagrant lorsque le garçon Hank demande à monsieur Leblanc si les femmes voilées se nourrissent par intraveineuse, du fait que leurs bouches sont couvertes.
Le reste, ce sont quelques remarques toujours au détriment des autres nations. Les français et leur goût pour les escargots que souligne le même Hank avec une mine écœurée. Hank toujours lui, ce petit con, qui parle de son père comme le libérateur de l'Afrique en sa seule position de médecin dans un hôpital militaire à Casablanca pendant la guerre, oubliant par manque d'éduction que les Africains ont aussi participé à leur propre libération, puis le mari kidnappeur, alors qu'il n'était encore qu'un touriste aux yeux de Jo et Ben, expliquant avec naturel que les français sont d'un naturel très cynique.
Enfin, le comportement du docteur dans le restaurant est déroutant, surtout de la part d'un homme qui a voulu profiter de son voyage d'affaire à Paris pour faire un détour au Maroc, en famille. Pour commencer, il ne sait comment disposer ses jambes sous la table trop basse autour de laquelle le couple a pris place. Le lavage préalable des mains fait naitre sur son visage un amusement hautain. S'il accepte de se plier aux conventions impliquant de tenir sa viande avec trois doigts, c'est au prix d'une remarque acerbe : "s'il a cinq doigts c'est pour se servir des cinq" (d'ailleurs, on pourrait se risquer à voir une critique de la religion musulmane : lui en tant que catholique a été doté de cinq doigts par Dieu pour s'en servir tandis qu'Allah ne permet de n'en utiliser que trois).
Au marché, enfin, devant un spectacle de rue, il prend une attitude blasée, arguant qu'on peut voir exactement la même chose dans les foires de sa ville.
Vraiment, personne ne l'a forcé à se rendre au Maroc. Tant d'arrogances que résument ces quelques mots : "mais c'est quoi ce pays de merde !"


Pour en revenir à la scène du restaurant, j'en profite pour souligner un point étonnant. Ben a donc été médecin dans un hôpital marocain. Pourtant, il se fait expliquer le port du voile chez les femmes par monsieur Leblanc le long d'une scène didactique puis fait montre d'une totale ignorance des coutumes locales au restaurant. Même le goût du pain lui est inconnu. Simple incohérence ou doit-on en déduire que la vie dans l'hôpital ne lui a jamais permis de se mêler aux autochtones ?


En parlant d'incohérence, il en est une plus nette qui m'a légèrement gâché l'appréciation du film. Elle porte sur le nom Ambrose Chappell. Lorsque monsieur Leblanc vient mourir dans les bras du docteur, il lui glisse à l'oreille des indications énigmatiques parmi lesquelles le nom dont il est ici question. Ce nom, le docteur le retranscrit de curieuse manière : "Ambrose Chappell" avec deux p et deux l, ce qui va donner lieu à la recherche d'un homme nommé Chappell plutôt qu'à une chapelle ("Chapel" en anglais). C'est comme si un gars me confiait "Eglise" Ambrose avant de mourir et que j'écrivais "Eggllise Ambrose". Forcément, avec une telle orthographe, je serais plus enclin à chercher un homme nommé Eggllise qu'à me rendre dans une église.


Pour finir sur ce film, une petite punchline délicieuse. On la doit à l'homme menant la conspiration contre le premier ministre et elle s'adresse aux ravisseurs, dans une scène où il les réprimande pour leur inefficacité : "les américains n'aiment pas qu'on enlève leurs enfants". Oui parce que dans les autres pays, c'est un truc assez apprécié.


Mais sinon, bah c'est bien.
Du Hitchcock en mode blockbuster, pour son film ni le plus fouillé ni le plus malin. Mais avec son action non-stop et les nombreuses trouvailles dont le Maitre a le secret, "Lhomme qui en savait trop" se dévore d'une traite.

bast2002
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le 11 oct. 2016

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