A entendre dans les deux sens du terme, avec ou sans majuscule.



Humanité
1. Ensemble des êtres humains, considéré parfois comme un être collectif ou une entité morale : Évolution de l'humanité. Agir par
amour de l'humanité.

2. Disposition à la compréhension, à la compassion envers ses semblables, qui porte à aider ceux qui en ont besoin : Traiter
quelqu'un avec humanité.



LAROUSSE



L’humanité, appréhendée comme une espèce – on peut effectivement voir le film comme un documentaire animalier : des bipèdes qui parlent très peu, communiquent à peine, attendent sans rien attendre vraiment, grognent, hurlent, soufflent, se regroupent en bande ou en harde, suent, baisent de la façon la plus crue, tuent parfois …


Mais cette humanité-là est une espèce dégradée, déchue, elle a définitivement perdu la trace de ses origines. Le film d’ailleurs, à deux reprises fait référence à l’Origine du monde, le tableau célèbre de Courbet, sur le sexe exposé crûment de Domino (Séverine Caneele), mais aussi, et de la façon la plus atroce avec l’image (très controversée) de la fillette martyrisée, émergeant d’un buisson – et dont le meurtre constitue le prétexte, très symbolique, du récit. Une enquête et une quête. Le "héros", Pharaon de Winter, c’est son nom, porte d’ailleurs le nom d’un peintre local très reconnu, c’est également le nom de la rue où il réside, et lui-même proposera au conservateur du musée local, un autoportrait de son ancêtre. La quête des origines, toujours.


Car le contact avec le monde est perdu. – avec une évolution incontrôlée, le bruit assourdissant des avions, des trains, des camions, les alignements des maisons de briques, toutes semblables, et partout des grilles qui isolent, qui arrêtent, qui heurtent le regard. De façon très significative, lorsque Pharaon se rend au Fort-Mahon il remarque que l’on peut apercevoir l’Angleterre à l’horizon ; mais quelques instants plus tard elle aura disparu, évasion impossible. Et de façon presque dérisoire, lorsqu’il ira, pour son enquête, en Angleterre, il ne verra rien sinon des immeubles écrasants et en contrebas deux humains en train de se bagarrer avec sauvagerie. Alors Pharaon, à l’instant où il tente, en vain évidemment, de suivre la piste à partir du lieu du crime, à l’instant où il se heurte à une nouvelle grille et au passage assourdissant d’un TGV, ne peut plus que hurler.


Alors il va se réfugier dans son jardin ouvrier, où il cultive des fleurs multicolores.


Alors il va tenter de mobiliser tous ses sens pour renouer le contact : Pharaon ne parle pas, ou à peine, il demeure en permanence aux frontières de la dépression, presque de l’autisme. Mais il regarde, tout, toujours, et la durée extrême des plans fixes traduit aussi, et avec force, la durée de ces regards prolongés. Quant aux plans mobiles, les travellings également longs, ils sont toujours réservés aux déplacements solitaires de Pharaon. Il respire, hume le monde, le palpe, va jusqu’à le goûter lorsqu’il est allongé, étalé dans la glaise des champs ou allongé auprès d’une truie et de ses petits. ; il s’en imprègne quand il court, quand il affronte à vélo les pentes les plus raides, quand il marche surtout. Et l’impression immédiate laissée par le film, la toute première image, la silhouette d’un homme seul, marchant de façon très saccadée à l’horizon, presque sur une ligne de crête (si l’on n’était pas dans le Nord et dans un paysage très plat), cette image est magnifique.


On a déjà compris que Pharaon de Winter, lieutenant de police, est un enquêteur très singulier – à des lieues de Harry Hole, Hercule Poirot ou même du commissaire Maigret. S’il se rend sur les lieux éventuels, il n’obtient jamais la moindre information, le plus souvent il ne pose même aucune question – comme dans la longue séquence de l’hôpital psychiatrique.


Par contre, il s’approche des hommes – du dealer débile comme de l’infirmier, des proches ou des plus lointains – il les touche, les caresse, les enserre dans ses bras, à l’instant où le malheur est proche. L’humanité (en minuscule et au figuré cette fois) est un film sur la compassion, sur la souffrance partagée. Et cette histoire d’un personnage christique et autistique, c’est peut-être aussi une nouvelle adaptation pour le moins originale, sur les terres du Nord, de l’Idiot de Dostoïevski.


Le film, présenté à Cannes, aura eu un accueil très singulier – récompensé par trois prix importants (dont les deux prix d’interprétation), avec sans doute une volonté très provocatrice de la part du jury présidé par Cronenbergh, mais aussi rejeté, jusqu’aux sifflets, par la profession – qui acceptait sans doute mal que l’on récompense des comédiens « amateurs ». Cette question mérite d’être, rapidement, évoquée : Séverine Caneele, manière de Laure Manaudou au regard buté, au corps à la fois libéré et crispé, réalise une belle composition, très exigeante, très physique et très maîtrisée. Emmanuel Schotté, dans le rôle de Pharaon de Winter, est totalement, absolument, constamment décalé – toutes ses interventions (ou ses absences, très fréquentes, d’intervention) exaspèrent (au tout début), surprennent, étonnent, détonent et finissent par correspondre, pour le mieux, à son personnage très singulier.


Après Cannes, phénomène sans doute unique, on n’aura plus jamais la moindre information sur Emmanuel Schotté, rien, aucune évocation postérieure à ce prix d’interprétation. – dans la plus parfaite ligne de son rôle, un passage sur la terre et plus rien. Etonnant.


Comme le film – différent, sidérant, hypnotique, gênant aussi : car on aura toujours du mal à distinguer (et là seul le ressenti compte, immédiat et plus sûrement ultérieur), ce qui relève de la puissance, de la profonde originalité, du maniérisme, d’une facilité un peu glauque, d'une profession de foi plus ou moins masquée, voire pour certains de l’imposture. En tout cas cette humanité-là ne peut pas laisser indifférent.

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le 6 mai 2015

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