Poème cinématographique unique en son genre, L’île nue peut s'apparenter à une ode à la vie, à la persévérance de l'Homme à suivre le juste chemin qui est le sien, malgré les contraintes et les difficultés, malgré un monde qui tolère à peine son existence. Cette persévérance, bien sûr, c'est celle des principaux protagonistes, ces Sisyphe modernes dont la place au paradis se gagne quotidiennement dans la sueur, mais c'est également celle d'un cinéaste qui a su rester fidèle à ses idéaux, à sa liberté artistique, malgré les tempêtes et les crises. La crise, justement, au début des années 60, frappe durement sa société de production, la Kindaï Eiga Kyokai, et met en péril ses velléités d'indépendance artistique. Mais plutôt que de se résigner à un cinéma purement commercial, il choisit de mettre en scène la besogne quotidienne des paysans dans un film dépourvu de grandes intrigues, de glorieuses vedettes, de beaux décors en studio, de couleur et même de dialogues. Une radicalité troublante qui s'avérera payante puisque le film sera récompensé à l'international et relancera la carrière de Shindô. L’île nue, plus qu'une simple œuvre cinématographique, devient ainsi le symbole d'une dignité retrouvée. Ça tombe bien, au fond, car c'est le cœur de son propos.

Images, son & lumière : A Time to Live and a Time to Die.

« Pour ce film, j'ai essentiellement travaillé l'image, et pas du tout le scénario. Dès le début j'ai ignoré les dialogues, je ne voulais que du naturel : le souffle du vent, ou des rires ».
Comme l'indique clairement Shindô, avec L’île nue, c'est l'image qui prend le relais d'un scénario réduit à son minima afin de nous relater l'histoire, afin de nous conter le monde. Et dès l'entame, deux notions a priori antagonistes s'affirment : le réel et le mythique, l'approche documentaire et symbolique. Quant à l'Homme, à l'instar des seaux qu'il porte, il évoluera entre ces deux notions péniblement, courbant l'échine, éprouvant les limites de son corps comme celles de sa décence.

L'image, de par sa beauté, exalte l'impression d'un éden terrestre, avec cette eau scintillante, ces côtes aux lignes harmonieuses, ces enfants qui se baignent, cette terre que l'on cultive, cette mer que l'on pêche. Apparaissent ainsi à l'écran des idéogrammes au sens profond, évoquant aussi bien les origines du monde et de l'Homme, sa nature et sa culture, que le cinéma d'antan, primitif, muet et terriblement expressif. Mais cette poésie picturale, enivrante et contemplative, n'occulte pas la réalité de ceux dont l'ordinaire est dédié à la terre et dont l'existence est réduite à une question de survie : l'îlot, terre aride et peu hospitalière, a autant valeur de paradis que d'enfer pour ceux qui y vivent, c'est le lieu où l'Homme se confronte aussi bien à la nature qu'à sa nature profonde.

L’île nue, alors, se construit patiemment autour de cette dualité, opposant la beauté paradisiaque des lieux à la pénibilité d'y vivre, symbolisant ainsi le classique rapport Vie/Mort qui rythme l'existence. Pour ce faire, Shindô se passe des mots et exprime par l'image les maux ordinaires de l'Homme sur Terre, en mettant en place notamment un constant jeu sur les contrastes qui exacerbe aussi bien les teintes de noir et de blanc (ciel assombri, blancheur des roches...) que la pantomime humaine (dos voûté, corps qui se déhanche, regard appuyé...). Il en résulte des séquences magnifiquement expressives, chargées d'un symbolisme aussi élégant que poignant, comme lorsque la mort de l'enfant est annoncée par une mère qui trébuche et un seau qui se renverse ; ou encore lorsque l'unique scène de nuit permet l'évocation subtile du deuil, en opposant la pénombre au feu d'artifice, la solitude d'une mère au reste du monde (la ville apparaît en arrière-plan, le mari est mis à distance). Toutefois, si les dialogues brillent par leur absence, l'univers sonore renforce indéniablement l'expressivité des images, à travers le leitmotiv musical bien sûr, mais aussi grâce à une attention toute particulière portée aux différents sons (le bruissement des feuilles sous le vent, le bruit de la bêche s'enfonçant dans le sol, etc.). L'humain, quant à lui, ne va produire que deux sons, le rire et le cri, ceux de la vie et de la mort qui rythment son existence.

Le mouvement : l'existence, en ballet.

Caractéristique essentielle du cinéma comme de la vie, le mouvement est omniprésent dans L'île Nue et prend vite une dimension universelle en évoquant une humanité inscrite dans le grand cycle de la vie : les gestes s'enchaînent, se répètent au fil des saisons, immuablement...

Fascinante la manière avec laquelle Shindô donne toute son importance au geste de l'Homme, à travers la répétition de séquences minutieusement exécutées, transformant ainsi le travail quotidien en rituel de l'existence : le remplissage puis le transport des barriques, la godille que l'on plante méthodiquement dans l'eau, les pieds que l'on pose précautionneusement sur les sentiers escarpés, et enfin l'arrosage minutieux de la terre, sont autant de gestes élémentaires qui prennent une dimension vitale, fondamentale, sacrée même.

L'attention exacerbée que porte Shindô au mouvement révèle la réalité d'une existence qui ne peut se mener sans effort : la besogne est éreintante, l'ascension est épuisante, les corps souffrent de la chaleur ou du poids de la palanche, et lorsque la défaillance arrive, lorsque le précieux liquide se renverse accidentellement, c'est le drame qui éclate. Car le moindre faux pas peut coûter la vie : le geste est aussi bien une lutte pour la vie qu'une lutte à mort, l'effort s'apparente au tribut que l'homme doit payer constamment à la terre nourricière.

Mais le mouvement est également synonyme de communion, de partage ou de bonheur éphémère, lorsqu'une excursion urbaine, une table que l'on dresse ou encore une fête de village qui se prépare, deviennent des instants privilégiés pour toute la famille, des moments gratifiants dans un océan de labeur.

Un cinéma réaliste au service d'une représentation métaphorique de l'existence.

Comme il le fera plus tard avec Onibaba, Shindô donne à son film une véritable dimension métaphorique, avec certes une allusion directe au mythe de Sisyphe, mais également en diffusant une réflexion philosophique sur la condition de l'Homme, son impuissance face à la nature et au temps, sa grandeur à vivre dignement.

Incontestablement, il y a une dimension absurde qui se dégage de ce film et qui lui donne son goût amer. C'est l'absurdité d'une situation qui voit l'Homme cheminer péniblement de l'eau alors qu'il en a tout autour de lui, c'est l'absurdité d'une vie qui consiste à arroser constamment un sol qui finira par vous reprendre votre enfant et ensevelir le fruit de votre existence. Shindô nous le fait très bien comprendre en parsemant son film d'une ironie cruelle, comme lorsqu'il nous montre cette terre chérie être jetée sur le cercueil de l'enfant défunt. La vie est dure, impitoyable même, à tel point que l'on se questionne sur les motivations qui poussent ces gens à rester sur cette île. Mais peut-être, tout simplement, parce que rien n'est vraiment absurde si on met du sens dans nos actes, de l'authenticité dans nos existences.

On comprend vite la méfiance de Shindô à l'égard du monde moderne, puisque l'harmonie domine la première partie, celle dédiée à la vie insulaire où la communion avec la nature est totale, tandis que la dysharmonie arrive après le passage en ville, avec la maladie et la mort de l'enfant. Faut-il voir dans ce mal mystérieux une allusion au drame d'Hiroshima ? C'est possible, d'autant plus que l'île se situe dans cette région et que l'on sait le cinéaste très sensible à cette problématique. En tout cas, c'est bien cette modernité, cette perte des valeurs traditionnelles qui est déplorée. L'insularité du couple se voit ainsi comme un choix assumé, une volonté de mener sa vie en restant fidèle à ses convictions : répéter inlassablement ces gestes dans lesquels on croit, cela revient à ne pas abdiquer, c'est savoir se relever, se remettre en marche, et arracher ainsi à l'absurde les raisons de sa dignité.

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le 8 août 2023

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