L'œuvre de Kenji Mizoguchi est difficile à aborder et L'Intendant Sansho n'échappe pas à la règle. Tout ici, par l'effort conjugué de l'intelligence la plus vaste et de la sensibilité la plus profonde, concourt à la simplicité. Non pas la simplicité de l'ignorance, mais celle qui découle de la connaissance totale. C'est donc sur la manifestation de cette connaissance qu'il faut tenter de s’accrocher, c'est-à-dire sur la mise en scène. A contrario de La Vie d'O-Haru, Femme Galante ou des Contes de la Lune Vague après la Pluie, qui enchevêtraient plusieurs thèmes d'égale importance (amour, mort, liens familiaux, prostitution...), ce film-ci laisse guider linéairement sa narration par un thème central (la famille, qu’elle soit unie, désunie, perdue, retrouvée), et tous les autres courants (la condition des esclaves, des prostituées, des politiciens "dissidents") lui sont subordonnés. Son histoire se résume en un seul mot : mélodrame. Dans le Japon féodal du XIème siècle, un gouverneur de province révolté par les injustices des castes supérieures envers les paysans prend le parti de ces derniers. Cela lui vaut d'être destitué et exilé. Sa femme, son fils et sa fille partent le rejoindre six ans après. En cours de route, ils seront enlevés et vendus à l’encan comme esclaves : la mère en tant que courtisane dans une île, les enfants chez le terrible Sansho. Dix années s'écoulent. Le fils est devenu l'aide le plus féroce de l'intendant. Mais les reproches de sa sœur et des souvenirs d'enfance provoquent un retour sur lui-même. Il s'évade de cet enfer, se fait reconnaître par le premier ministre, est élevé à la dignité de légat, supprime l'esclavage, arrête son ancien maître et, cette mission accomplie, démissionne. Il retrouvera finalement sa mère infirme, mais sa sœur et son père sont morts. Est-ce un poème religieux sur la réincarnation des âmes, la dure nécessité du passage terrestre et l'unique chance de salut qui se trouve dans la conquête de soi ? Est-ce un film profondément humaniste, quasiment athée, glorifiant celui ou celle qui ose affronter l'ordre divin ? Ou bien une méditation philosophique sur la vie en tant qu’aventure cruelle et riche de tourments, que l’on traverse comme un songe et dont le sens nous échappe ? En vérité toutes ces interprétations coexistent.


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La manière dont Mizoguchi attaque un plan, sa façon de le tenir tel une note, pour sa seule valeur qualitative, est exaltante. Son art est quasiment d’ordre musical, jusqu’à sa tonalité grise, sa matité lumineuse éclairant l’image de l’intérieur, son sens inné de l’équilibre dans la composition : surfaces planes et lignes d’eau, glissements vocaux et visuels, poétique des espaces et des intervalles… Un plan, c'est, soudain mis à nu, révélé et jugé, le coup d'œil de l’artiste, sa prise de possession du monde. Plus celle-ci est aiguë et précise, lucide et clairvoyante, plus elle s'approche de l'essentiel : le mystère, qui ne peut naître que de la contemplation du soleil et de la vérité percée à jour jusqu'au tréfonds d'elle-même. Une branche d’arbuste brisée est instrument proustien du souvenir, des appels filés dans la nuit n’en finissent plus de résonner, et le fantastique apparaît en filigrane tout contre la cloison du concret. L’enjeu principal de la mise en scène réside dans une perception aiguë des choses qui révèle la simultanéité de deux ordres. D'une part, la réalité matérielle des apparences, l'univers physique des corps obéissant aux lois coercitives et brutales de l'existence. D'autre part, le monde tout aussi tangible de la vie intérieure, celui de la rêverie assoiffée de liberté, et peut-être, plus profondément encore, le monde des âmes. Tout le film va consister alors dans le conflit entre ces deux principes, pour aboutir à leur réconciliation. Un lent panoramique, au dernier plan de L'Intendant Sansho, embrasse dans une même harmonie panthéiste homme et nature. Cet antagonisme purement visuel se répercute sur l’architecture du scénario. Il faut que les personnages quittent le monde de beauté qui est révélé, au début, par une série d'évocations du passé, pour tomber à l'état d'esclaves. Auparavant, ils vivent une scène où la fragilité de cet univers sera vécue intensément et laissera en eux la trace de l'ineffable : celle où la famille cherche refuge près du lac. Mais, dès l'arrivée chez l'intendant, l'image se fait plus sèche, la dureté du réel semble l'emporter sur la part de l’imagination : prééminence de la terre et de la boue, rapports de force violents rendus par un décadrage (un tendon sectionné), joue d’un vieillard que la proximité des flammes dévore, hurlement d’une femme marquée au fer rouge. Cependant le rêve resurgit toujours, par un chant, un geste, une situation qui évoquent son souvenir. Et puis il y a le temps qui court, de mois en saisons, de saisons en années, et qui pourtant apparaît immobile, comme s’il n’était lui aussi qu’une illusion. De cette Orestie élégiaque célébrant les amours d’un frère et d’une sœur, de ce voyage périlleux de l’ombre à l’ombre, ne subsiste alors que le sillon furtif de la larme lourde glissant d’un visage, le bref scintillement d’une goutte de rosée ornant un pétale de chrysanthème d’automne.


Aller et retour incessant entre le présent et le passé, et d'un bout à l'autre du Japon, l’œuvre raconte l’itinéraire privilégié que ne cessera d'emprunter Mizoguchi à la fin de sa vie : celui d’un "militant" ayant retenu la quintessence de son expérience pour atteindre à une plénitude qui est loin d'être seulement esthétique (et pourtant les images enivrantes abondent : Tamaki et son immense chapeau parmi les herbes hautes, le chemin orné d'arbres majestueux et décharnés, le champ de susuki en fleurs remué par le vent…). Aucun compromis sentimentaliste ne vient entacher la pureté d'une expression dont le didactisme est éprouvé par la lucidité sociale et par le style. Car le film est aussi, très évidemment, un hymne à la bonté humaine, contre l'exploitation de l'homme par l'homme, fidèle en cela aux antécédents "marxistes" du cinéaste. L'abolition de l'esclavage n'est pas un vain mot dans un pays qui émerge à peine de la féodalité et du militarisme et qui croit encore aux vertus nouvelles de la démocratie occidentale. Zushio devient un emblème de nouvel humanisme, et son attitude répond à un passage de pouvoirs du Japon contemporain, des militaires tout-puissants aux héritiers d'une tolérance encore fragile et timorée. Même Morozane, figure de l’autorité officielle, ne manque pas de désigner les "samouraïs arrogants" qui ont eu raison des tentatives libérales du père de Zushio. Lutte entre le Bien et le Mal, L'Intendant Sansho n'est pas pour autant un film manichéen où tout serait bon "à gauche" et mauvais "à droite". Le réalisateur y exprime son intérêt pour le rôle de l'économie dans une histoire où la puissance de l'argent est considérable et se heurte sans cesse aux élans du cœur. Esclavagiste de choc, Sansho s'attire la faveur du ministre des Finances, un rapace parmi les rapaces, en monnayant la marchandise humaine selon son gré.


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Or, qu'oppose Mizoguchi à ce système inhumain, sinon précisément l'humanité ? Il a toujours été attentif au sort de la dignité : O-Haru la conservera jusqu'au bout de sa déchéance, et les amants de Chikamatsu seront crucifiés pour avoir placé leurs sentiments avant les codes absolutistes d'une société qu’ils avaient voulu ignorer. Ici, Zushio retrouve son sens de la miséricorde grâce à Anju, en cassant ces branches qui avaient déjà été brisées une première fois pour construire l'abri du voyage avec leur mère. Le parallélisme du temps engendre la réconciliation et la notion de magnanimité qui parcourt le film sans mièvrerie. En vérité, à aucun moment Mizoguchi ne met réellement en cause la logique féodale, sinon pour en stigmatiser les aspects les plus négatifs : la vengeance du protagoniste contre Sansho obéit d'ailleurs plus à la piété filiale qu’à un vrai sentiment de lutte des classes, et c'est au système revalorisé par sa réhabilitation et sa nomination au poste de gouverneur qu'il doit de mener à bien sa mission, en obéissant à l’enseignement de son père : "Sois dur pour toi-même, généreux envers les autres." Et encore : "Un homme fermé à la pitié n'est plus un être humain." Ce qui compte est la valeur de la transmission, et d’arriver soi-même à la voie de la maturité. Zushio poursuit sa recherche de justice en tournant la manifestation de son amour vers sa mère, dont le sort n'est pas plus heureux que celui de ses enfants. Cette quête culmine dans la poignante séquence finale où s’accomplit leur réunion : modèle parfait, aboutissement logique du mélodrame — et non du feuilleton comme pourrait le laisser croire une série de coups de théâtre qui sont en réalité de formidables coups de cinéma. Une silhouette à peine distinguée au fond du champ s’avère être la gentille prêtresse métamorphosée en sorcière ; la mère disparue revient sous les traits d’une prostituée ; le fils indigne dans la tunique d’un bonze bienveillant ; le gouverneur omnipotent devient un mendiant... Les poncifs n’en sont plus dès lors que, détournés par le talent de l’artiste, ils cessent d’appartenir à la logique superficielle d’un genre.


Une fois de plus et malgré les apparences, Mizoguchi dépeint les souffrances de la femme japonaise, prête à tous les sacrifices pour le frère ou le mari, y compris celui de sa vie. Formulation magnifique avec la mort d’Anju, vestale du temple sacré de la mémoire, qui marche lentement parmi les arbres de la forêt tandis que sa silhouette gracile s'enfonce dans une brume qui se révèle être un lac, et semble se dissoudre en son élément premier : l’eau, la substance même de l'âme, le lieu d’une réunion mystique. Elle s’immerge lentement sous la surface apaisante de l’étang, dont les ondes mouvantes et concentriques apparaissent comme les différents cercles du paradis bouddhique. Par ce plan d'une extrême simplicité, le film rejoint le processus de profondes rêveries poétiques. La scène, après celle de la "réminiscence" des roseaux tranchés pour l’abri, consacre aussi la fusion entre Namiji, le substitut de la mère à qui Anju passe le flambeau, et Tamaki, la vraie mère. Zushio est reconnu par le premier ministre grâce au talisman hérité de son père puis nommé gouverneur en mémoire de Masauji qui, mort entre-temps, est réhabilité. Ce faisant la mise en scène retrouve l’ampleur et la luminosité de la première partie, à nouveau bercée par la vision de l’eau, présente lorsque Zushio se recueille sur la tombe de son père, puis sur celle de sa sœur, et bien sûr lorsqu’il retrouve sa mère. Parallèlement le jeune homme poursuit le parcours initiatique qui le conduira à la sagesse, au mépris de la puissance et de la richesse. L’intendant est expulsé et les esclaves libres brûlent son domaine ; cet "écart" se solde pour Zushio par la destitution et le bannissement, à l’exemple de Masauji (auquel il ressemble étonnamment lorsque sur son cheval il reçoit la bénédiction de la foule). Le suspense déçu de la maison de passe est une ultime épreuve que le cinéaste inflige jusqu’au bout : l’ancienne Dame a été, dit-on, emportée par un raz-de-marée, et à peine l’évoque-t-on que le bruit des vagues est de retour. Le pêcheur solitaire, sur la grève déserte jonchée d'algues, continue en paix son travail. Tamaki, fantomatique, estropiée, aveugle, est enfin rejointe. Elle chante sa chanson, signe de reconnaissance, expression d'un sentiment et d'une communication avec l'être cher. Son écho cent fois répété ("Zushio… Anju…") s’accompagne d’un fondu-enchaîné qui relie les différentes étapes du temps et du parcours, avec toujours le rappel d'un geste symbolique qui suscite le flashback et son corollaire, le passage au présent. L’Intendant Sansho est donc la plainte vibrante d'un cinéaste qui dépeint et exalte les vertus de la compassion, sous toutes ses formes, du don de soi à la révolte, de la générosité à l'application d'un idéal. Il n’évite la noirceur extrême que par la décantation liturgique d’une forme dont les beautés lustrales d’églogue virgilienne le disputent aux vains supplices de l’enfer dantesque. Tout est beau, tout est noble dans ce film à la fois si éloigné et si proche de nous. Il serait inconvenant de parler d’exotisme : la misère a partout le même visage. Seule la condition de l’homme intéresse l’auteur, sa place dans l’univers, ses efforts pour se réconcilier avec sa destinée. C’est finalement un cri de tendresse et d’espoir qui s’élève de cette œuvre tissée de chagrins et de cauchemars. Incontestablement l’un des plus beaux sommets du cinéma japonais.


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le 12 oct. 2014

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Thaddeus

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