Mais quel drôle d'objet cinématographique que voilà...

Mené par Jean Dréville qui a fait ses armes dans le documentaire – et notamment le documentaire de guerre – cette Bataille de l'eau lourde se pose comme une étrange composition hybride entre reconstitution, images d'archives et scènes de fiction.

D'aucun pourrait y voir là une démarche novatrice d'avant-garde, croisant les genres du docudrame et du docu-fiction avant l'heure (et non sans argument), mais il est surtout, à bien le regarder, un film incroyablement bancal, factice, et presque fascinant pour ça.


C'est qu'on nous déclame d'emblée, à la voix off, que l'équipe du film est allée jusqu'à mobiliser les personnalités d'époque pour reconstituer au plus près de la réalité le déroulement de ces événements qui, pendant la Seconde guerre mondiale, ont permis d'empêcher à l'Allemagne nazie de se doter de l'arme atomique. Et c'est ainsi qu'on se retrouve avec – excusez du peu – les pères de la fission nucléaire jouer leurs propres rôles !

Frédéric Joliot-Curie, Hans von Halban et Lew Kowarski échangent leurs stratégies et leurs inquiétudes au sein Collège de France ; ils reçoivent leurs ordres de la part du ministre Raoul Dautry (qui joue lui aussi son propre rôle !), et à côté de ça on nous présente le (vrai) corps d'intervention norvégien qui a été au coeur des opérations en train de planifier leur parachutage au sien du Télémark occupé...

Et c'est... juste indescriptible en fait !


Tout le monde joue super mal, les dialogues sont didactiques au possible et font fake comme jamais, quant aux séquences, elles sont super mal découpées entre elles, tant on sent que la logique qui régit tout cet édifice branlant est de permettre à chacun d'apparaitre à l'écran sans être trop poussé dans ses retranchements.

On dirait un pastiche de film de propagande que même un OSS 117 n'oserait caricaturer à ce point.

Non mais vraiment, il faut le voir pour le croire...


À noter d'ailleurs que, passé le premier quart d'heure, tout ce joli petit monde a déjà bouclé sa partition. On sent qu'il ne fallait pas trop leur en demander non plus, ce qui explique sûrement pourquoi Jean Dréville a rushé comme un bourrin le début de cette bataille de l'eau lourde, zappant totalement des épisodes au potentiel cinématographique pourtant certain.

Parce que bon, il faut quand même savoir qu'après avoir acheté l'intégralité des stocks d'eau lourde de la seule usine du monde qui en produisait, Joliot-Curie, Kowarski et von Halban ont dû fuir l'avancée des troupes allemandes lors de l'offensive de juin 1940. Et c'est ainsi que deux d'entre deux se sont retrouvés à traverser la France dans des voitures transportant à la fois leur famille ainsi que l'intégralité de l'eau lourde mondiale dans leur coffre !

Cet épisode hallucinant qui, s'il avait échoué aurait rendu les projets Tube Alloys et Manhattan plus difficiles à accomplir à temps, était pour moi une étape incontournable par lequel le film allait forcément devoir passer...

...Mais non. On expédie ça à la voix off, avec un simple plan de gens qui chargent des bidons dans une voiture. Non seulement c'est frustrant mais en plus c'est difficilement compréhensible.

Et quand j'ai constaté que cette Bataille de l'eau lourde avait déjà évacué cet épisode après seulement un quart d'heure de film, je me suis demandé ce qu'il allait bien pouvoir raconter pour l'heure et quart restante...


Et c'est donc ainsi qu'on se retrouve avec un film qui, pour l'essentiel de son temps, va donc s'oublier au milieu des montagnes du Télémark, là où les Alliés vont s'efforcer de dézinguer cette usine d'eau lourde qui, à partir de 40, tourne au service du Reich.

Et là encore, c'est fascinant.

C'est fascinant parce que d'un côté le film ne parvient toujours pas à produire un effet d'immersion et de crédibilité, jonglant trop entre les modes de narration propres au documentaire et à la fiction (lesquels se neutralisant plutôt qu'ils ne se complètent), mais d'un autre côté, il faut bien reconnaître que ce film sait parfois en contrepartie produire des images saisissantes. N'oublions pas qu'il date de 1948, soit seulement quelques années après les évènements narrés, et on se retrouve donc avec des objets d'Histoire vraiment récupérés tels quels : bénéficiant de la complaisance des États et des armées concernés, on dispose donc de plans filmés de la VRAIE usine d'eau lourde qui a été au coeur de cette bataille ; du vrai massif du Télémark, même carrément – à deux exceptions près – des vrais soldats ayant participé à l'assaut.

Et franchement, autant le film est un véritable naufrage en termes de narration, autant il sait produire de vraies belles images. Le cadres dégagent toujours des lignes saillantes, la lumière (qu'elle soit naturelle ou non) est toujours utilisée avec beaucoup d'adresse pour donner du relief aux espaces (notamment avec quelques jeux d'ombres bien astucieux) et surtout, il y a déjà pour l'époque un jeu de mouvements au sein des espaces clos qui trahit une certaine modernité pour l'époque.


Seulement voilà, encore et toujours, quel que soit le domaine, cette Bataille de l'eau lourde passera son temps à souffler le chaud et le froid : aux vrais avions de la Seconde guerre mondiale, le film opposera des missiles en carton digne d'une base de Fantômas. Aux images d'archives parfois saisissantes, Dréville y jouxtera parfois un vieux plan de maquette mal gaulée digne du pire des sketchs parodiques.


Et c'est donc pour tout ça – pour ce patchwork improbable – que cette Bataille de l'eau lourde demeure un objet cinématographique étrange qui saisit par presque tous ses aspects.

Rien ne va ensemble. Tout se neutralise. Et pourtant les réponses antinomiques que produisent chacun de ces segments génèrent un long moment de sidération qu'il est difficile de regretter.

C'est qu'autant on a envie d'éclater de rire quand on entend Frédéric Joliot-Curie expliquer les principes de base de physique nucléaire à ses deux collègues qui sont quand même parmi les plus grands esprits de leur temps en la matière, autant c'est incroyablement de voir ces figures légendaires prendre vie sous nos yeux.

Pour moi – jusqu'avant ce film – Lew Kowarski et Hans von Halban n'étaient que des visages figés dans des poses iconiques en noir et blanc. Là, dans cette Bataille de l'eau lourde, on les entend avec leur accent à couper au couteau, tenter même parfois de jouer le jeu de la comédie. Pour qui connait un peu l'importance de ces gens dans l'histoire mondiale de la science, c'est juste précieux. Irremplaçable.


Autant dire que cette Bataille de l'eau lourde n'est pas un film à mettre entre toutes les mains et qu'elle sera difficilement appréciable pour qui n'est pas trop au fait de ces questions. Confus, inconstant, bricolé et factice à bien des égards, ce film est une bizarrerie qui ne peut s'apprécier qu'ainsi, en tant que bizarrerie historique ; en tant que film de propagande totalement foutraque qui est surtout fascinant pour tout ce qu'il n'a pas su réussir ou envisager...

...Mais le cinéma c'est aussi ça. C'est aussi l'accident fascinant ; l'objet qui échappe totalement aux intentions de son auteur ; c'est l'objet saisissant qui surgit même des entreprises les plus cyniques.


Au fond, c'est aussi ça la magie du cinéma.

Créée

le 2 août 2025

Critique lue 44 fois

1 j'aime

6 commentaires

Critique lue 44 fois

1
6

D'autres avis sur La Bataille de l'eau lourde

La Bataille de l'eau lourde
lhomme-grenouille
5

Le cuirassé Pot-au-feu

Mais quel drôle d'objet cinématographique que voilà...Mené par Jean Dréville qui a fait ses armes dans le documentaire – et notamment le documentaire de guerre – cette Bataille de l'eau lourde se...

le 2 août 2025

1 j'aime

6

Du même critique

Tenet
lhomme-grenouille
4

L’histoire de l’homme qui avançait en reculant

Il y a quelques semaines de cela je revoyais « Inception » et j’écrivais ceci : « A bien tout prendre, pour moi, il n’y a qu’un seul vrai problème à cet « Inception » (mais de taille) : c’est la...

le 27 août 2020

238 j'aime

80

Ad Astra
lhomme-grenouille
5

Fade Astra

Et en voilà un de plus. Un auteur supplémentaire qui se risque à explorer l’espace… L’air de rien, en se lançant sur cette voie, James Gray se glisse dans le sillage de grands noms du cinéma tels que...

le 20 sept. 2019

209 j'aime

13

Avatar - La Voie de l'eau
lhomme-grenouille
2

Dans l'océan, personne ne vous entendra bâiller...

Avatar premier du nom c'était il y a treize ans et c'était... passable. On nous l'avait vendu comme l'événement cinématographique, la révolution technique, la renaissance du cinéma en 3D relief, mais...

le 14 déc. 2022

164 j'aime

122