Le film de boxe le plus sensible de tous les temps

Supervisée par Monsieur Sasaki, son mentor et protecteur le plus dévoué, Keiko fuit son véritable ring : un quotidien sans saveur, où son handicap est source d’isolement, loin de l'appartement fonctionnel qu'elle partage avec son frère dont elle n’est pas particulièrement proche. Loin aussi de son travail, qui n’est qu’un gagne-pain – dame de ménage dans un hôtel de luxe. Sa mère a beau être réticente à l’idée de sa professionnalisation en tant que boxeuse, elle s’accroche. Monsieur Sasaki, lui, veille toujours à sauvegarder son intégrité, la communauté de la boxe n’étant pas habituée à ce qu'une femme, encore moins « différente », soit prise au sérieux. Sa patience à son égard, la transmission de la constance et du contrôle de soi permettent à Keiko de déverrouiller des portes en elle-même.


Leurs séances d'entraînement, intuitivement communicatives dans le huis-clos du gymnase ou dans une banlieue de Tokyo quasi-vide (nous sommes en plein Covid-19), exposent d’autant mieux la nature de leur relation : univoque, investie, à part. Le monde mutique de l’affection. Mais lorsque la santé de Monsieur Sasaki décline, Keiko se démotive, alors même qu’elle vient de remporter ses deux premiers combats professionnels… Ce à quoi Monsieur Sasaki répondra: « En perdant l’envie de te battre, tu manques de respect à l’adversaire et tu te mets en danger ». Là est le vrai combat que Keiko doit apprendre à mener : trouver du sens à ce qu’elle fait, indépendamment de lui. Cette quête donnera lieu à des séquences incroyablement émouvantes, entre introspection et ouverture aux autres, à la vie.


Si le 7ème art a toujours su restituer la puissance télégénique de la boxe, il manquait à son actif un film qui l’expurge de son folklore habituel, fait de bruit, de fureur et de sueur. Le jeune réalisateur Shô Miyake y remédie, signant avec La Beauté du geste le film de boxe le plus sensible de tous les temps. À travers la simplicité sophistiquée de sa réalisation (plans fixes, jeux d’espace, précision stoïque des cadres et des acteurs), il déploie une richesse narrative délicate, réduite à sa part la plus subtile et intérieure.


Le sport apparaît alors comme un prétexte ou presque, l’essentiel se situant dans la quête intime de sa protagoniste, Keiko : trouver une force d’expression universelle et enfin apaisée dans le geste parfait, comme le met en exergue son journal d’entraînement. « Je suis encore trop crispée. Ne pas oublier de respirer. La respiration profonde aide à se détendre […] J’ai du mal à récupérer. Je n’utilise pas bien mon corps. Mais j’ai peur de me reposer ». La pellicule granuleuse et richement texturée du 16mm qu’emploie ici le directeur de la photographie, Yuta Tsukinaga, achève de capter la mélancolie de Keiko. Elle y appose une lumière douce et crépusculaire pour traduire l’ambivalence de ses sentiments et de son cheminement.


C’est un film qui s’inscrit avec pudeur dans la mouvance d’intégration du cinéma japonais (la surdité est aussi au cœur de A scene at the sea de Takeshi Kitano, Silent Voice de Naoko Yamada, Drive my car de Ryusuke Hamaguchi, Love Life de Kôji Fukada, etc). Si l’on devait le résumer en une phrase, ce serait : « Avec le temps, même la plus petite goutte d'eau peut se frayer un chemin à travers la pierre ». N’assisterions-nous pas, en passant, à l’émergence d’un réalisateur se frayant lui aussi un chemin parmi les plus grands ?


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le 24 avr. 2023

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