À la question qui serait de savoir si popularité rime forcément avec médiocrité, il serait bien sûr tentant de répondre par l'affirmative. On a tous en tête des exemples de films dont l'absence de qualité ne les a pas empêchés de remplir les salles, inutile de les citer... Seulement, aucune règle ne peut être tirée en la matière, la preuve avec La Chanteuse de pansori : là où notre beau pays n'a rien trouvé de mieux à faire que porter aux nues une comédie bouffonne, boursouflée et barbouillée de bêtise, la Corée, quant à elle, s'est prise d'affection pour cet étrange film qui parle d'un art sombrant doucement en désuétude, le pansori. La résurrection soudaine de cet art traditionnel, même le temps d'une séance de cinoche, sonne bien évidemment comme un retour aux sources pour un pays scindé en deux depuis de nombreuses années et qui a subi, notamment, le diktat d'une culture étrangère. En ravivant ainsi un souvenir commun, en faisant vibrer la fibre patriotique solidement nichée dans le cœur des Coréens, Im Kwon-taek s'est payé le luxe d'un succès populaire aussi compréhensible qu'imprévisible.


L'art d'évoquer l'âme du pays à Corée, à cri.


Même si on ne connaît rien de la culture coréenne, il est bien difficile de ne pas voir à travers le destin brisé de cette famille une évocation du drame coréen. Un pays divisé, maltraité, perdant le sens de ses valeurs profondes, des familles séparées qui aspirent à retrouver leur "âme sœur", sont autant d'éléments qui transparaissent des péripéties éprouvées par Songhwa et son frère Dong-ho. Ainsi, à l'image du pays, les deux personnages vont être violemment séparés, souffrant sans ménagement aussi bien dans leur chair que dans leur esprit... Pour Kwon-taek, seul un retour aux fondamentaux peut permettre de sortir vainqueur de ces différentes épreuves. Le pansori, chant traditionnel par excellence, interdit durant l'occupation nippone, menacé aujourd'hui par l'essor de la culture occidentale, devient ainsi le vibrant symbole de l'identité coréenne : son lyrisme poignant va réveiller la mémoire de l'amnésique Dong-ho, son infime poésie va permettre à Songhwa de sortir des ténèbres de sa cécité, sa subtile harmonie favorise la communion d'une chanteuse et d'un tambourineur, d'un frère et d'une sœur, d'un peuple tout entier. La scène finale, intense et gracieuse, parle en ce sens : dans cette séquence dépourvue de parole, la musique envahie tout l'espace, transcende les corps, fait tomber les barrières, panse les blessures avant de réchauffer les cœurs. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, du cœur d'un peuple qui bat de nouveau à l'unisson grâce à son art ancestral !


Désespérant humain...


Ce qui a de formidable avec une œuvre d'art, c'est qu'on peut se la réapproprier et la lire avec nos propres yeux, avec notre propre personnalité. La Chanteuse de pansori est un film éminemment coréen, peut-être même un peu trop, et la représentation poétique du drame de ce peuple n'est pas la chose qui m'a le plus touché ici. C'est une question de sensibilité, rien de plus. Deux éléments m'ont un peu perturbé à l'approche de ce film : il y a tout d'abord la découverte du pansori que j'ai mis du temps à appréhender et à apprécier, et puis il y a cette histoire que j'ai eu du mal à contextualiser, à dater. Les images, mélangeant les motifs traditionnels et modernes, et le recours aux flashbacks vont venir continuellement perturber nos représentations. Mais une fois que l'on ne se pose plus trop de questions, on peut alors se laisser emporter par une histoire profondément humaine ! Contrairement à Ivre de femmes et de peinture, La Chanteuse de pansori est un film plus limpide, plus lisible et bien plus chargé en émotions. La mise en scène de Kwon-taek nous apparaît plus classique mais pas moins inventive : parfaitement intégrés dans le récit, certains plans se distinguent par leur beauté picturale. Couleur, chant et sentiments humains semblent se confondre l'espace d'un instant, donnant lieu à des séquences de grande poésie. Comme lors de cette scène où les personnages chantent le long d'un chemin de campagne, le rythme ralenti et se colle sur le tempo de la chanson, la caméra isole les êtres au milieu d'une nature au charme idyllique, le temps semble suspendu, l'harmonie est alors parfaite !


… et Cruellement Mélo.


Mais La Chanteuse de pansori est également un récit de la passion : souffrance et humiliations rythment les journées des jeunes protagonistes, à tel point que la mort ne peut être qu'une douce échappatoire à ce calvaire quotidien. Mais là aussi, Kwon-taek sait trouver le ton juste pour ne pas sombrer dans un pathos excessif. Et bien souvent, l'utilisation de la musique lui permet de souligner les émotions avec beaucoup de finesse : c'est le décès d'une mère qui est évoqué à travers une représentation théâtrale, c'est le désespoir de Songhwa qui est perceptible à travers ses chants et les mouvements de caméra. Au final, c'est bien la dimension mélodramatique du film qui m'a le plus touché, rappelant bien souvent la force des grands drames asiatiques, ceux de Mizoguchi notamment. La Chanteuse de pansori est de ces films qui ne délivrent pas immédiatement leur beauté : c'est seulement après avoir marché sur le fil du rasoir deux heures durant, entre contemplation et cruauté, que l'on peut enfin se repaître des franches émotions délivrées par un final en tout point mémorable. Brillant !

Procol-Harum
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le 5 avr. 2022

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