Un monde sans femmes (2) : la guerre

Quelles différences fondamentales y a-t-il dans le cinéma de Vittorio de Sica, entre l'immense Voleur de Bicyclette (1949), document cinématographique incontournable du Néoréalisme et de sa vision tragique de la sortie de guerre italienne, et La ciociara, 11 ans plus tard ?


Au scénario, toujours le même Cesare Zavattini, principal penseur du courant dès les années 30 et mis en œuvre par Rossellini pour la première fois en 1945. Cette fois, c'est un roman d'Alberto Moravia au succès fulgurant, dont la toile de fond s'inspire de la vague d'exactions perpétuées par les troupes françaises dans le Bas-Latium italien au cours des derniers instants de la Seconde Guerre Mondiale, qui pousse les deux hommes à s'atteler à une adaptation pour le grand écran.
Pour De Sica, ce cadre d'un réalisme cru, dont toute l'horreur se manifestera dans un final glaçant, est l'occasion de développer un discours ramifié sur la complexité du conflit, sa territorialité, son incidence sur les victimes collatérales meurtries, frustrées par leur solitude forcée, par la méconnaissance cruelle de toute information pouvant prédire un retour à la normale.
Aussi, cette radiographie minutieuse passera-t-elle par la figure classique de l'itinéraire : celui de deux femmes, la mère Cesira (Sophia Loren, absolument remarquable) et la fille, Rosetta, fuyant les bombardements incessants sur la capitale pour retourner se réfugier au sein des paysages sinueux de leur vallée natale, la Ciociara.


L'objectif poétique de De Sica est très clair et suit la même ligne de conduite morale que son travail passé, d'une importance cruciale. Dès le générique, somptueux, s'offre à nos yeux un diaporama d'images d'archives documentant méthodiquement une Rome lourdement mobilisée par l'effort de guerre. La dernière image, qui s'avère être le premier photogramme du film qui débute, marque ainsi avec génie la continuité entre l'existence du passé encore fraichement douloureux et l'ambition de son récit par le cinéma. Le dessein est noble et la marche haute : La Ciociara se veut être un récit fidèle aux souffrances et aux difficultés connues pendant la guerre.
Ce pacte qui cherche son savant équilibre entre fiction et geste documentaire et que reproduira par exemple Malick dans les même termes plus tard dans les Moissons du Ciel, induit immédiatement un regard quasi-ethnologique sur la situation et par conséquent une attention infinie portée aux détails, à la perception des territoires, aux sensations et aux douleurs de chaque individu, un souci de laisser chaque parti exprimer dignement son expérience des conflits au sein du cadre.
L'on constate avec un certain enthousiasme que le cinéaste ne faillit en rien à cette tâche, qui fit déjà son succès par le passé. Les premières scènes, qui verront Cesira, nouvellement veuve et en position de faiblesse, abusée et contrainte à prendre part à l'exode vers le sud accompagnée de son enfant, sont criantes de vérisme. L'attention portée à l'environnement et aux hommes décrite plus haut est particulièrement frappante lors du trajet ferroviaire, interface par excellence où les destins embarqués malgré eux dans le conflit se croisent. L'on assiste alors, dans une chaleur et une promiscuité étouffantes, à un vif échange avec un anti-fasciste voyeur, à quelques causeries incomprises en langue germanique ou à des pronostiques multilingues sur la fin des affrontements. Surtout à une forme de solidarité touchante dans l'effort : tout le monde est dans le même bateau-sur-raille, bien incapable de circuler correctement sur le chemin de fer pilonné par les bombes.


Aussi le choix de la mère inquiète de changer de route et d'emprunter, entre les lignes, la diagonale des champs, est-il celui d'une femme croyant fermement à la prise en main de sa destinée individuelle dans le chaos du monde. D'un pragmatisme implacable, Cisera est vite confrontée à Michele (Jean-Paul Belmondo), instituteur anti-fasciste et réformateur raillé de ses pairs pour son idéalisme jugé naïf et contre-productif. Sur la base de ce choc des personnalités, De Sica instaure dans la deuxième partie du récit une dialectique narrative visant à démontrer la difficulté de faire société dans la discorde. Dans un monde en ruines, les chemins empruntables pour construire des lendemains moins sombres s'avèrent bien secondaires face à la nécessité de survivre au jour le jour. Aussi la tentative de Michele de transmettre sa sagesse par la lecture se confrontera à un mur d'hommes et de femmes accaparés par les nouvelles du facteur sur le front et les réserves de pain. Plus iconographique encore, la Bible de l'instituteur, transformée après sa capture par les allemands en joint de fenêtre pour prévenir du froid nuptial, laissera, de son sacrifice pour la communauté, un triste héritage de guerre.


Nul ne se mettrait en quête d'analyser le phénomène de la guerre par les ressources de l'art si celle-ci ne comportait pas en elle-même les traces d'une beauté terrible, furieusement attachée à sa part d'horreur. Aussi De Sica prend soin de filmer la vitalité des êtres, les infimes moments de bonheur et de plasticité dans la souffrance, comme ces fusées luminescentes illuminant la vallée la nuit tombée, spectacle éphémère, inoffensif et rassembleur devant lequel les familles communient pour rêver, un peu.
Pourtant, l'abjection transforme rapidement le tableau en cauchemar, et dix ans après Le Voleur de Bicyclette, le metteur en scène se montre toujours d'une sinistre gravité. Après le viol des deux jeunes femmes dans l'Eglise en ruine, symbole comme chez Rossellini d'une perte des repères éthiques et transcendantaux, la caméra s'attarde à capter l'héritage indélébile d'une guerre soumettant les individus à payer un tribut trop lourd pour qu'un quelconque futur meilleur ne puisse l'effacer. Le vol, central chez De Sica : celui d'une bicyclette dans Le Voleur de Bicyclette, celui de la virginité, voire d'une vie dans La Ciociara, laisse un vide, un trou béant dans l'être, que rien ne pourra désormais combler.
L'enfant, à la fois témoin et victime d'un monde qui se referme sur lui-même, est le gage d'un âpre espoir et le dernier plan, immobilisant mère et fille enlacées dans le même mouvement archivistique que l'ouverture du film, achève d'écrire la martyrologie des victimes cassées par la guerre, que rien ni personne ne consolera jamais, et que personne ne doit oublier.

remchaz
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le 9 déc. 2021

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