Il faut l'avouer, même parmi ses oeuvres un peu moins reconnues que les Psychose ou autres Sueurs froides, Alfred Hitchcock a su par son cinéma et son art de la mise en scène révolutionner le genre et installer des codes qui influenceront plus d'un réalisateur par la suite. Celle-ci, La corde, sortie en 1948 avant que le grand homme ne soit au faîte de son art et de sa renommée, n'échappe par à la règle. Pour son premier film en couleur (un Technicolor très abouti pour l'époque), Hitchcock réalise un tour de maître et marque les esprits, posant les bases de ce qui fera son succès par la suite.


Construit sur un enchaînement de plans-séquences savamment orchestrés et plus ou moins habilement mis en transition (à chaque fois par un fondu sur le dos de ce principal protagoniste à la fois inquiétant et cynique) qui donnent une certaine illusion de continuité, ce huis-clos théâtral (adapté d'ailleurs d'une pièce de Patrick Hamilton) tient en haleine son spectateur malgré quelques longueurs ou scènes qui paraissent parfois dispensables mais qui suffisent à faire monter le tout en tension. Il faut dire que la scène d'ouverture donne le ton, on pénètre dans un appartement duquel on ne sortira jamais, à l'image de la victime - un jeune homme prénommé David qui n'avait rien demandé - tuée gratuitement par deux de ses camarades pour la simple mise en pratique d'une théorie philosophique.


Ici, le personnage principal nommé Brandon attire son ami Philip au-delà d'un point de non retour au départ assumé par les deux, mais très vite regretté par ce dernier aux remords et à la peur grandissante. Il faut dire que le jeune Brandon présente une certaine folie mêlée de mégalomanie, parfaitement interprétée par le peu reconnu John Dall qui verra sa carrière stagner par la suite avant une disparition anonyme bien loin des studios, voulant prouver la théorie de l'homme supérieur détournée et interprétée des travaux de Nietzsche suite aux enseignements de leur professeur, un certain Rupert Cadell joué par celui qui allait devenir l'acteur fétiche du Hitch : James Stewart.


Et c'est d'ailleurs l'évolution de ce dernier, tout d'abord en l'apparence aussi impitoyable que le cerveau meurtrier de son élève mais qui finira par révéler une inquiétude grandissante et enfin un humanisme probant - voire même une certaine rédemption - lorsqu'il découvrira le pot aux roses, qui intéresse en premier lieu. Si Brandon n'évolue pas et semble perdu dans sa folle certitude, le prof analyse la situation tout en menant son enquête malgré lui et sent même une certaine culpabilité lors de la résolution finale.


En cela, La corde n'est pas loin du chef d'oeuvre, tant sur le plan technique (pour l'époque, certains enchaînement paraissent aujourd'hui forcément maladroits et un peu forcés) que sur la critique sociale et humaniste qu'il dépeint. On peut même aller plus loin dans l'analyse en repérant une certaine mise en abyme sur la façon dont Brandon met en scène jusqu'au moindre détail son acte : non content d'avoir ôté la vie, celui-ci prend un malin plaisir à organiser une réception en y laissant le corps caché dans un coffre, y installant sur celui-ci le buffet (froid, cela va sans dire) et narguant le destin en s'amusant de la présence de la petite amie mais aussi du père du défunt. Allant jusqu'à offrir à ce dernier une pile de livres liés avec... la corde qui a servi à tuer son fils ! Pire, il semble même prendre du plaisir à voir son acolyte et complice se décomposer et noyer sa culpabilité dans l'ivresse, le ridiculisant même auprès de ses convives, lui qui est censé être un ami d'enfance. Brandon, où l'archétype même du mal absolu qui peut se nicher dans l'être humain le plus lambda.


La corde est donc un must-see qui fait réfléchir sur l'être humain, fait se poser des questions sur l'art même de la création - ou ici destruction - et sur certaines théories philosophiques, ou comment l'interprétation de celles-ci peuvent parfois mener au pire. Où sont les limites morales et jusqu'où peut on aller dans ses certitudes ? Telle est la question. Ce qui est sûr, c'est que le Maître du Suspense se permet d'aller loin, tout en laissant le soin à son spectateur d'analyser et de faire la part des choses, et ce n'est que le début quand on sait ce que le réalisateur britannique proposera par la suite.

JuDeMelon
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le 24 avr. 2018

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