Élever un crime au rang d'art, Hitchcock savait très bien le faire, tout en se gardant bien de ne pas cacher qu'il le faisait mieux que ses acteurs, et accessoirement que tout le monde, autre réalisateurs y compris. Il semble que dans ce film, Hitchcock nous dise tout simplement : "Jetez donc un œil par ici, car c'est moi le patron". Exercice de style théâtral, prétexte plus que fin en soi, La corde permet au réalisateur de multiplier les plans-séquence virtuoses (à noter que c'est son premier film en couleur), de jouer véritablement de son talent, et dans un sens de faire une boutade à tous ceux qui penseraient pouvoir dépasser le maître. Car c'est finalement de cela qu'il est question dans ce film : Stuart, qui est l'ancien professeur et maître à penser de nos charmants tueurs, se transforme vite en Sherlock moderne, comme Hitchcock derrière la caméra : il décortique, il comprend, il montre. C'est lui qui tire les ficelles, et qui finit, avec talent, par montrer à ces jeunes gens que leur arrogance ne suffit pas et qu'ils ne font pas le poids.

Certes, à de nombreux égards ce film est globalement plus faible que d'autres œuvres plus abouties de son auteur : à travers la question du meurtre résonnent trop fortement les thématiques d'après-guerre (la question juive est palpable, à travers les références à Nietzsche, et à la justice des êtres supérieurs), lesquelles tombent souvent à plat et ne trouvent pas de véritable résonance. Les étapes de la résolution de l'énigme, le mal-être des jeunes gens sentant vaciller l'édifice instable qu'il ont élaboré avec un laxisme qui peut énerver, semble trop gros pour être vrai, trop théâtral. Les étapes du drame vont trop vite en besogne : peut-être est-ce cette dimension théâtrale, ici, qui "écrase" véritablement le film par le carcan qu'elle lui impose.

Mais quand même... Si cette œuvre est un régal pour elle même, une merveille de huis-clos, quel plaisir surtout de la voir quand on a connaissance des grandes œuvres à suivre ! On entrevoit les ramifications avec Le crime était presque parfait (réalisé 6 ans plus tard), Psycho notamment, et toutes les thématiques chères à Hitchcock. D'autres références sont amusantes, comme la discussion à propos de Bergman, que Hitchcock salue en passant comme l'une de ses actrices préférées par la voix de ses acteurs... Hitchcock s'amuse.

Quant à l'aspect urbain, quel bonheur ! Cet environnement de grands immeubles, de lumières diffuses, de multiples fenêtres et cheminées en arrière plan, rappelle l'espace à la fois ouvert et fermé de Fenêtre sur cour, théâtre d'un voyeurisme urbain : la ville a un visage, elle regarde, elle a la capacité de cacher comme de montrer. Rear Window fera juste changer l'optique du regard : du regardé, c'est à dire du "presque suspect", il nous fera passer au stade de voyeur, cet anonyme muté par la curiosité en bon-enquêteur. Quand on y réfléchit, il est logique à ce titre que La corde prête plus d'importance à la stratégie de dissimulation qu'à celle d'élucidation.

C'est donc peut-être comme cela qu'il faut comprendre la ville, ici : loin d'être un décor, elle est au cœur de la stratégie de dissimulation, elle est l'un des complices du meurtre. La ville, et surtout l'intérieur urbain, est l'endroit parfait pour tuer, ce que nos deux acolytes comprennent bien. Cacher avec virtuosité, c'est montrer à la face du monde, c'est laisser les rideaux ouverts lorsque l'on tue, parce que c'est tout simplement trop gros pour être crédible. Fermer ses rideaux, c'est dire à ses congénères : "ce qui se passe ici n'a rien à voir avec vous". C'est la première étape d'un acte discutable, déjà foncièrement répréhensible. Dissimuler quelque chose, c'est toujours, quelque part, être coupable ou se sentir coupable : la ville restera un théâtre infini de fantasmes et de suspicion. Hitchcock utilise ce sentiment avec merveille.
Zaul
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le 12 août 2011

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Zaul

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