Cette adaptation de la nouvelle éponyme de Pouchkine fait partie des vestiges du cinéma russe pré-soviétique. Elle en développe l'aspect fantastique et figure un peu sa dimension existentielle. L'organisation est libre, réprouvant la linéarité, avec des allers-retours dans le temps et des séquences jouant la déconnexion. La mise en scène manifeste un penchant pour l'atmosphère, la suggestion du drame intérieur en s'appuyant sur le jeu 'possédé' mais encore réaliste de Mosjoukine. Les langueurs logées dans la majorité des séquences ont un effet mitigé ; elles doivent 'étirer' le style, mais sont trop rigides pour imprimer le passage de l'impression à la réalité et vice-versa – au pire, cela donne un effet de 'vide'.


Le film est très ambitieux et doit compter parmi les réussites notables de l'Empire russe ; il est au moins à la hauteur de son contemporain Le crépuscule de l'âme d'une femme (1913). Un grand nombre de comédiens et figurants sont déployés. Ils ne sont pas figés, ni carpettes ni hystériques, comme souvent à l'époque sous le muet (et même bien des décennies après lorsqu'il faut jouer la solennité) ; les russes, en tout cas à ce stade, semblent échapper à ce genre de tares. Пиковая дама n'a pas le côté 'massif' de Cabiria ou Naissance d'une Nation, les deux mètres-étalons tout récents, mais a tout de même une orientation esthétique assez marquée. Les intérieurs sont assez précieux et pas seulement ceux du palais. C'est davantage une question de moyens que de ressources que d'astuce, ce qui se repère notamment lors des scènes dans le passé à Versailles.


Quelques apparitions/disparitions sont à noter, dont celle d'un passant peu congruente dans le contexte (le plan lui-même est assez mystérieux). Les plans sont assez variés en terme d'angles et d'échelles (entre le plan moyen et 'poitrine', avec une préférence pour 'l'américain), les arrières-plans sont toujours mis à profit sans effets de remplissage pur ni de disharmonie. L'écran divisé est utilisé pour communiquer au spectateur le souvenir d'Hermann en même temps que son émotion. Mosjoukine (modèle de 'l'effet koulechov' – 1921) traîne son air épuisé et parfois halluciné dans chaque scène, ses yeux cernés et son expressivité contrariée, malade, donnent l'impression d'un Hermann tenant sur les nerfs et quasiment déjà en transe. Le style du film est bien plus catégorique que celui de son modèle écrit et donne des images claires pour refléter une âme frêle et douce égarée sur des sentiers de voyou, poursuivant une vocation étrangère (escroquerie).


L'incrustation du fantôme dans l'ultime plan est convaincante, celle du visage de la vieille dans la carte un peu moins. Le film reste encore un peu cheap et superficiel lorsqu'il cultive ou surtout montre l'extraordinaire – comme la prise dans la toile à la fin. Il n'est pas plus riche que la nouvelle, mais a assez de substance et de fougue pour être persuasif. Son esprit 'concis' permet de garder un bon rythme et de ne pas sembler s'affaler lorsqu'il joue avec un succès modeste la carte empathique. Plus tard, le réalisateur Yakov Protazonov s'illustrera via Aelita (1924) et Le père Serge (1917).


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