Qu’a-t-on glosé sur le traitement de "la plus belle femme du monde" par le wonderboy, sur l’importance de la métamorphose infligée à Rita Hayworth, sur ses cheveux platinés et coupés en public par son mari, comme par un Samson à rebours qui exorciserait Dalila, alors même que le couple était en instance de divorce ! Transformant la femme-idole en une mante religieuse guidée par le plus vil intérêt, démasquant la bête sous les traits de l’ange, Orson Welles aurait piétiné le Veau d’or et cent fois mérité son exil. Que l’enfant terrible ait voulu renverser une convention et créer un choc ne laisse guère de doute. Mais il faut une certaine distorsion mentale et une méconnaissance des données psychologiques les plus élémentaires pour voir dans cette entreprise un acte de mesquinerie perfide. Si le génie et la star se séparèrent, ce fut par usure du bel canto. Rita ne pouvait plus tenir le sommet de la gamme. Leur estime réciproque n’en fut pas entamée, et lorsque le réalisateur lui proposa le sujet du film, rien n’avait changé. La Dame de Shanghai n’est pas une œuvre de sabordage mais, au contraire, une manière de défi, pour vaincre et non pour périr. Pourquoi, dans ces conditions, un tel acharnement dans la destruction du personnage d’Elsa ? Pourquoi cette pourriture sous une surface magnifique et enchanteresse ? Le vertige et la folie du monde, la corruption et l’apocalypse, le mythe de la femme fatale existent bien sûr, mais afin de rendre à l’hommage une dimension shakespearienne. Conclusion logique : les monstres finissent toujours en solitaires. Il ne viendrait à l’idée de personne d’aller bercer Othello ou Macbeth moribonds. Elsa appartient à cette lignée, donc elle subit le même sort. La politique de grandeur se paie cher. Que le cinéaste se soit dès lors vu chassé d’Hollywood et sa vedette du box-office, cela procure la satisfaction de vérifier que le talent ne se rabaisse à personne et qu’il hausse autrui à son niveau. Donner à quelqu’un le sale rôle, c’est peut être lui décerner le plus élogieux des compliments. Une preuve de confiance surhumaine pour un homme tel que Welles.


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L’intrigue fort alambiquée de La Dame de Shanghai semble voguer sur un océan de cauchemar d’où émergent les visages de Michael O’Hara et de son fantasme, Elsa Bannister. La manœuvre a pour résultat de les identifier au spectateur plutôt que de les laisser sombrer, tel Joseph K., dans un environnement qui les engloutit. Ces deux figures désirantes, amants de film noir, s’en trouvent magnifiées, tels le peintre et sa muse, l’artiste et sa création qui lui "échappe", Galatée s’affranchissant de Pygmalion, à moins que ce ne soit l’inverse. Davantage qu’un imbroglio indéchiffrable, le récit à la première personne, raconté en voix off, est une confession doublée d’une méditation. Le cinéaste y introduit une réalité au second degré, intégrée à la continuité narrative, qui fait inexorablement pénétrer dans une atmosphère fantastique. L’intensité dramatique subit une courbe ascendante, dictée par l’obscurcissement progressif de la raison d’un héros presque somnambule face aux évènements et au comportement de ceux qui l’entourent. Il y a Arthur Bannister, tyran vieillissant et dévirilisé qui, s’il n’a pas la puissance de Kane, n’en est pas moins lui aussi éperdument épris, jaloux et cruel. Comme celle de Quinlan, sa canne est le signe d’un déséquilibre psychique, d’une compensation dérisoire, et plus simplement de la misère humaine. Lorsqu’il va chercher Michael sur le port, la caméra le perd en plongée et se rapproche de lui, soulignant qu’il est le moteur et pas seulement la victime de la situation qu’il a créée. Il y a ensuite George Grisby, ce demi-fou, cet hallucinant halluciné qui trahit son angoisse métaphysique en évoquant la bombe atomique et la fin du monde : sorte de double grotesque de O’Hara puisqu’il s’avérera aussi naïf et sans doute aussi manipulé que lui. Welles distingue Michael et Elsa en les faisant flotter au-dessus du marécage où pataugent les autres personnages, et applique à ceux-ci un traitement bien différent : courtes focales déformant les faciès, éclairage cru faisant ressortir le grain épais et luisant de leur peau (Grisby) ou l’écarquillement batracien de leur regard (Bannister).


Le ciel lourd, l’orage, les éléments déchaînés manifestent le climat de tension existant chez des êtres pris de tournis et de divagations. O’Hara sent le monde chavirer autour de lui. Cette accélération se poursuit sur tous les plans, et d’abord celui du décor. Comme le château fabuleux et gigantesque de Xanadu, l’aquarium et le parc d’attractions déserté suscitent un univers irrespirable voire asphyxiant. Les tavernes mexicaines, l’escale à Acapulco, la forêt vierge menaçante et le pique-nique vespéral près du village exotique secrètent une ambiance oppressante où la moiteur de l’air, les accents lancinants de la musique (sambas et blues) déterminent et expriment les états d’âme et les rancœurs secrètes des protagonistes. Éblouissant exercice de virtuosité, La Dame de Shanghai représente la libre affirmation d’un style en action où la pure maîtrise technique permet toutes les hardiesses esthétiques. Pourtant c’est bien Elsa qui dispute au cinéaste le contrôle de la mise en scène. Tout au long du film, elle promène son spleen de nymphe diaphane égarée aux enfers. Blanche comme le lys, elle se montre tantôt vêtue d’une casquette d’amiral et d’une veste assortie, lorsqu’elle accueille les visiteurs sur le yacht, tantôt allongée à demi nue sur un rocher, lors d’une baignade en mer. Ce n’est pas la sirène qui attire et perd les marins par ses charmes, mais Andromède attendant Persée. Cette fausse identité endossée presque jusqu’au terme de l’histoire est confirmée par l’amour qu’elle dit éprouver pour l’honnête et innocent Michael. Mais alors que tout désigne Bannister comme responsable de la perte de ce dernier, on découvre que la rousse Gilda porte en elle la vénale Barbara Stanwick. Par un artifice diabolique, Welles sublime la légende de son actrice, y ajoute tous les éléments romanesques possibles, puis brise la coquille parfaite de la femme idéale. La victime fragile qui, point clair dans sa robe féérique, fuyait devant Mexico illuminé, celle qui embrassait Michael tandis que leurs silhouettes se découpaient en ombres chinoises sur un fond fantasmagorique où se mouvaient lentement poissons monstrueux, tortues et pieuvres géantes, s’avère être la garce perverse du Faucon Maltais et d’Assurance sur la Mort.


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Dès lors, il ne reste plus qu’à assister à l’agonie de Rita détrônée. Personne ne saura jamais ce que tramait vraiment Elsa dans le quartier chinois de San Francisco, ni pourquoi les Asiatiques entrevus dans l’ombre et le mystère lui obéissaient fidèlement. Reine secrète d’un monde ignoré, la voilà qui surgit, revolver à la main, dans la galerie des glaces. Bannister s’avance à sa rencontre, armé lui aussi. L’heure des règlements de comptes a sonné. Le chute de Michael à travers la trappe, son glissement sur le tortueux toboggan anticipent déjà le travelling arrière sur Joseph K. poursuivi par les Furies. Il n’a été qu’un jouet entre les mains du couple ; il assiste passivement à leur massacre. La précision elliptique du découpage, la beauté intuitive des surimpressions, le morcellement de l’image au fur et à mesure que les miroirs s’écroulent et volent en éclats procèdent d’un expressionnisme visionnaire, d’une invraisemblable exubérance lyrique. Chaque bris de verre emporte avec lui le visage d’Elsa, qui s’effrite et disparaît sous les coups de feu. Ce n’est pas seulement son corps périssable qui est visé mais son idée, son allégorie. Diffractée par le piège optique, elle n’en émerge que pour mourir. Michael lit dans ces mille fragments ce qu’aurait pu être son avenir. Il reçoit l’avertissement des dieux et laisse expirer la femme, émergeant de ce dédale fracassé avec un haussement d’épaules méprisant. Une aube livide se lève. Elsa se traîne sur le plancher, s’agite comme un ver coupé, cherche à retenir une vie que l’homme vient d’annihiler et lève vers lui un regard suppliant. Mais il s’en va seul, indifférent, délivré. Il redevient alors Orson Welles et sort, les épaules courbées, dégoûté, amer, par la porte symbolique que désigne le mot Exit. Il se retire de la scène, non sans avoir manqué son effet. Avant d’anéantir la vamp, il l’aura fait briller d’un incomparable éclat, en aura tiré la quintessence des possibilités. Comme si, dans les "noces de sang" qu’il apprêtait, il avait voulu que la mariée fut splendide.


Rita-Elsa était donc bien le plus dangereux de tous les requins. La mer couverte du sang de ces squales qui s’entrégorgent ne donne pas seulement son sens profond au film. Elle offre un témoignage de Welles sur son temps, le constat de décomposition d’un état moral chaotique, discontinu, portant tous les stigmates de la damnation. Les passions s’affrontent au cœur d’une végétation hostile, peuplée de flamants, de crocodiles et de serpents qui glissent dans l’eau vaseuse. L’artiste ne prétend pas juste représenter le monde mais le signifier. L’appareil judiciaire est ici une institution singulièrement décriée : le procès de Michael devient une mascarade dérisoire et kafkaïenne. Bannister fait partie du système : il salue familièrement le juge sénile et le procureur avant de s’interroger lui-même pour mieux condamner celui qu’il est censé défendre. La société trame contre l’individu une sourde machination. Seul personnage auquel le cinéaste accorde toute son approbation et sa sympathie, O’Hara apparaît comme un poète romantique, un matelot amoureux, écrivain à ses heures. Farouchement indépendant, il demeure attaché à certaines valeurs au point de s’être engagé dans la guerre d’Espagne. Candide comme Othello, intelligent comme Leland et Vargas, il se veut en marge de ce monde décadent. Le jeu était pour tous un marché de dupes dont il est le seul rescapé. C’est lui qui tire la leçon de son aventure, vécue comme un rêve éveillé. Par l’extraordinaire puissance d’évocation des images, la richesse visuelle des zébrures d’ombres et de lumières, le baroquisme de la prise de vue, l’étrangeté onirique des plans, l’orchestration du montage qui les ordonne en une immense toile d’araignée, un inextricable labyrinthe mobile, Welles prouve que pour triompher, il faut savoir triompher de soi-même. Manière d’affirmer la pérennité d’un humanisme sans illusions, sa conviction que l’homme, placé devant son destin, reste libre de ses actes et maître de sa conscience.


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le 13 déc. 2020

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