Cette folle idée de résister à la honte du monde réel

Indéniablement, chez Kirill Serebrennikov, la forme est là pour servir le fond, pour nous dire quelque chose de ce réel piégeur et cafardeux que nous connaissons tant. Longtemps assigné à résidence par le pouvoir russe, notre homme est entré en résistance en adoptant un cinéma débordant de toutes parts, furieux, libre, indomptable, incontrôlable. Goutant dorénavant à une forme de liberté, il canalise son art dans une sorte de classicisme formel de haute tenue afin de mieux évoquer l’idée même de cette résistance folle à un pouvoir tout-puissant, broyeur d’individu, de rêve et d’identité. Une résistance qu’incarne Antonina Milioukova, l’épouse “fantoche” de Tchaïkovski, celle qui refusa de renier sa condition de femme aimante et de se soumettre ainsi au diktat machiste de son époque. Au risque de tout perdre, même la raison.


À l’instar de La symphonie pathétique, signé par Ken Russell en 1971, La Femme de Tchaïkovski aborde le mariage impossible en 1877 du compositeur du Lac des cygnes, homosexuel et misogyne, avec une femme éperdument amoureuse, choisie pour étouffer les rumeurs sur son compte. En adoptant le point de vue de cette dernière, le film se veut moins biographique qu’allégorique, s’intéressant finalement assez peu à la vraie vie du compositeur (qui reste généralement en hors champ) afin d’imager la toxicité d’un pouvoir qui assoie sa domination en brimant la sensibilité des êtres. Un parti pris perceptible dès les premières minutes, avec ce préambule onirique qui tisse un lien symbolique avec la fin de La fièvre Petrov : on retrouve une nouvelle fois un cadavre qui se lève de son lit de mort pour déambuler dans un réel aussi mort que lui. Il s’agit, cette fois-ci, de Tchaïkovski lui-même qui rompt le silence funèbre pour fustiger cette épouse si détestable à vouloir vraiment l’aimer. Ce monde que l’on découvre est celui de la mort des sentiments et des sensibilités assumées : Tchaïkovski est perçu comme un monument (aux morts) et non comme une personnalité homosexuelle, tandis qu’Antonina Milioukova est invisible sans son étiquette de “femme de”. Elle n’est rien, surtout pas un “être vivant” pour cette Russie assimilée à un mausolée, comme le soulignent ces plans flottants suggérant l’errance d’une âme en peine, cet art du montage et du découpage qui rend prégnante l’impression d’enferment, ou encore ce travail sur les lumières qui donne à la société aristocrate des couleurs spectrales.


Moins ostentatoire que La Fièvre de Petrov, le vertige exposé par La Femme de Tchaïkovski se ressent de façon plus abstraite, à travers ses silences, ses éclairages symboliques (la religion, la pauvreté, le présage), sa capacité à jouer avec les codes de l’enfermement afin de rendre prégnante l’impression de pourrissement progressif du réel (les espaces deviennent cloisonnant et vaporeux, les sonorités et visuelles transforment la présence de mouches en éléments annonciateurs de la mort ou de la folie...). Même si Serebrennikov appuie parfois trop sur ses effets, comme dans son usage de la musique (contraire à Leto qui était remarquable de ce point de vue), il parvient à suggérer ce qui se trouve en hors-champ, comme la réalité sociale et la douleur lancinante d’Antonina. Sa grande réussite est d’accorder à l’image le droit de conter le récit de cette femme invisibilisée pour le simple fait d’avoir aimé la mauvaise personne, jusqu’à l’obsession, dans une société où l’avis des femmes importe peu.


La condition de cette femme, en tout cas, se suggère à travers le langage corporel de Alyona Mikhailova, ses regards et son visage trahissant la souffrance d’un amour non-partagé, et en même temps la joie immense d’avoir atteint son rêve. Il se suggère également à travers une pratique de la musique qui renvoie subtilement à l’amour et la sexualité : la relation avec le piano vient caractériser une relation charnelle totalement fantasmée, tandis que les difficultés de Piotr Ilitch à composer en présence de son épouse renvoient à une sexualité mal assumée.

Cependant, c'est à travers l'art qu'elle se sent revivre : elle accepte justement les railleries à son égard parce qu’elle est Tchaïkovskaïa, elle se sent vivre parce que couchée par la plume de son mari, dans le plaisir ultime de la procuration artistique, et sent à travers Onéguine la vengeance de sa condition. Elle ne peut s’accomplir en société qu’en incarnant les reliefs d’un personnage fictif, ce que Kirill Serebrennikov exprime magistralement par une onirique scène de danse conclusive, dans une déambulation labyrinthique.


Progressivement, le jeu d’Alyona Mihailova va évoluer afin d’exprimer par le corps les effets néfastes liés au rejet (les gestes que s’infligent Piotr et Antonina, entre eux, à eux-mêmes etc.). Le corps masculin, quant à lui, devient progressivement le symbole des maux d’Antonina (souffrance physique, rivalité amoureuse...), un symbole qu’elle va s’employer à dominer dans une scène d’inversion des rôles assez remarquable où l’homme nu devient chosifié.


Mais derrière le corps malade des individus, c’est bien la démence du corps social qui est pointé du doigt, celui qui empêche les hommes et les femmes d’êtres ce qu’ils sont vraiment. Un corps social dont la fièvre va embraser l’écran et propulser le réel dans l’horreur, sans tomber dans la froideur formelle d’un Leto ou l’énergie mal canalisée de La fièvre de Petrov. Plus aboutie, La Femme de Tchaïkovski agit comme un miroir inversé où se reflètent avec effroi toutes les aliénations d’une société de la désunion. L'entêtement d’Antonina, considéré hier comme de la folie et balayé de ce fait des livres d’histoire, devient pour Kirill Serebrennikov le symbole d’un cinéma enragé, bien décidé à ne pas se soumettre. C'est ce que la séance de photographie sous neige nous dit très bien : alors que l’on rejoue la mascarade officielle (la fameuse photo qui est censée prouver le mariage), la mécanique se grippe avec un Tchaïkovski facétieux qui tire soudainement la langue à l’ordre établi...

Procol-Harum
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le 17 févr. 2023

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