''La Fiancée de Frankenstein'' est peut-être le film le plus personnel de James Whale. Il a notamment participé à l'écriture du scénario, dans lequel il a souhaité intégrer une grande part d'humour. Par rapport à ''Frankenstein'', le film apparaît ainsi comme un ''opéra comique du macabre''. Cet humour est souvent grotesque, grâce entre autres au couple formé par les personnages de Minnie (Una O'Connor, qui surjoue à merveille les crieuses hystériques – alors qu'on sait qu'elle était aussi capable de jouer de manière mesurée, ce qu'elle faisait notamment quand elle jouait du Shakespeare au théâtre) et du bourgmestre (E.E. Clive). Mais le film utilise également un registre proche de la parodie (ce qui est très original à l'époque), grâce à de nombreuses scènes rappelant le premier opus. Une anecdote célèbre raconte qu'un jour, plusieurs années après sa sortie, James Whale alla voir son film au cinéma et, riant tout du long, fut interpelé par une spectatrice furieuse : « Si vous n'aimez pas le film , vous n'avez qu'à partir. » L'idée de Whale était pourtant judicieuse : pour court-circuiter les éventuels moqueries ou rires de protection psychologique des spectateurs, il les incitait à rire AVEC le film plutôt que de rire DU film...

Cet humour prend aussi parfois des formes assez sophistiquées. Par exemple, au moment où il est en train de fabriquer le corps de la fiancée avec le Dr Frankenstein, le Dr Pretorius déclare qu'à une autre époque, ils auraient être accusés de sorcellerie et brûlés pour ça, omettant ainsi tous les crimes qu'il a accomplis jusqu'ici : enlèvement, vol de cadavres, meurtre, vol d'organes... Le Dr Pretorius est ainsi un personnage comique par son grand sens de l'ironie (dont le meilleur exemple est peut-être la réplique « c'est ma seule faiblesse », à propos de sa consommation d'alcool... alors même qu'il se trouve dans une crypte au milieu de caveaux qu'il a profanés), du cynisme et son détachement par rapport à la vie (caractéristiques du célèbre flegme britannique). Il est une sorte de version cartoonesque du savant fou, et beaucoup d'historiens considèrent par ailleurs qu'il est une sorte de précurseur de ''l'humour gay'' au cinéma, grâce au jeu ambigu et précieux d'Ernest Thesiger.
Mais le Dr Pretorius est aussi une sorte de Méphistophélès pour le Faust qu'est Frankenstein, et ses paroles sont souvent très ironiques concernant la religion. Par exemple, dans la scène il tente de convaincre Frankenstein de reprendre ses plans ''démoniaques'', il l'incite à suivre l'exemple « de la nature, ou celui de Dieu, si vous aimez les histoires bibliques ». La phrase originelle, censurée, parlait de « contes de fées », mais le ton si méprisant de Pretorius quand il prononce « histoires bibliques » est finalement aussi violent envers la religion. La censure est donc contournée, mais l'esprit subversif est ainsi préservé. Le film contient ainsi beaucoup de références religieuses, mais souvent détournées, moquées. Par exemple, la Créature est à un moment crucifiée par des villageois, ironie cruelle pour un être créé par l'homme à son image (et donc sous-création falsifiée de Dieu), ressuscité avant d'être crucifié (l'inverse de Jésus, donc). À un moment, on voit aussi dans un cimetière la Créature renverser une statue de prêtre, symbole de l'Église...
Ce côté transgressif est consubstantiel du cinéma d'horreur, et ''La Fiancée de Frankenstein'' ne déroge par à la règle en se montrant par exemple assez violent (beaucoup plus que le premier opus), le Monstre tuant un nombre très important de personnages... à tel point que plusieurs groupes firent pression pour en censurer quelques uns, faisant passer le nombre de morts visibles de 21 à une dizaine – le film est au final amputé de 15 minutes, de nombreuses autres scènes ayant été supprimées à cause de leur caractère blasphématoire ou trop sexuel.


Évidemment aujourd'hui rien ne choque vraiment dans ce film, mais on pourra toujours être surpris par la profonde tendresse exprimée par James Whale pour les personnages désignés comme maléfiques – la Créature en tête, d'autant plus que dans ce film l'empathie est renforcée par le fait qu'elle apprend à parler et à exprimer ses sentiments. Métaphore de l'exclusion, de la marginalité, toujours repoussée par les hommes, la Créature ne trouvera finalement un bon accueil qu'auprès de l'ermite, figure angélique, et de Pretorius, figure diabolique : pas de juste milieu possible pour lui...
Pour renforcer l'ambivalence des sentiments par rapport à la Créature, Whale s'amuse aussi à suggérer par sa mise en scène qu'elle ne serait qu'un double du Docteur Frankenstein (ou inversement). Pour ne donner qu'un seul exemple : quand Henry Frankenstein revient à la vie au début du film, la scène est une reprise de l'éveil de la Créature dans le premier film. De même, quand on parle de « la fiancée de Frankenstein », est-il question du personnage joué par Elsa Lanchester (l'être artificiel) ou de celui joué par Valerie Hobson (Elizabeth, la fiancée du Dr Frankenstein) ? Tout dépend de l'interprétation... Cette utilisation d'un double doppelgänger (car Elsa Lanchester joue également Mary Shelley dans le prologue) contribue à brouiller les pistes : qui est le monstre ? Qui est le fantasme de qui ? Qui avait le plus envie de créer une fiancée à la Créature ? Elizabeth est d'ailleurs mise d'une certaine manière en relation avec la Fiancée, servant de monnaie d'échange pour obliger Frankenstein à créer un être à nouveau. Et Whale avait comme idée originelle de faire mourir Elizabeth, afin que ressuscitée la fiancée de Frankenstein devienne la Fiancée du Monstre. Une idée sûrement trop choquante pour l'époque (bien qu'elle soit tirée du livre originel), mais qui sera reprise par Kenneth Branagh dans sa version de ''Frankenstein'' en 1994...


L'esthétique du film est peut-être encore plus forte que dans le premier. James Whale, à l'origine décorateur, était très attentif à tous les détails (ce qui était plutôt rare à l'époque, où les réalisateurs ne se mêlaient pas du reste), et au fait de cadrer ses plans de manière adéquate pour que le décor soit suffisamment expressif (notamment dans sa verticalité). Whale était connu pour être extrêmement méticuleux, notant chaque emplacement de caméra, et dessinant même parfois ce qu'on appellerait aujourd'hui des morceaux de story-board. Il tenait à contrôler tous les aspects de la production, et avait plutôt du mal à déléguer.
Dans ''La Fiancée de Frankenstein'', il est par exemple intéressant de noter que deux forêts sont traversées par le Monstre joué par Boris Karloff : la première, naturelle, bucolique et accueillante, est celle qui le mènera à sa rencontre avec son seul véritable ami, un vieil ermite aveugle (qui peut donc le « voir » au-delà de son apparence repoussante) ; la deuxième forêt, artificielle, décharnée et gothique (conçue par Whale), est celle de l'errance et de la fuite du monstre, pourchassée par des villageois. Et quand un bout de ciel apparaît, il est toujours soit sombre soit couvert... Ceci n'est qu'un exemple du style de ces films lorgnant volontiers vers le pur style gothique et expressionniste. Il est d'ailleurs important de rappeler qu'initialement, c'est Robert Florey qui devait réaliser ''Frankenstein'', et que c'est lui qui donna l'idée de s'inspirer de l'expressionnisme allemand, suggérant notamment d'installer le laboratoire de Frankenstein dans une tour gothique plutôt que dans un environnement futuriste (comme ce fut un temps envisagé). Florey se proposa également pour ''La Fiancée de Frankenstein'', mais Universal ne donna pas suite...
Dans ''La Fiancée de Frankenstein'', justement, l'inspiration expressionniste se fait encore plus sentir que dans le premier film, grâce à la photographie de John J. Mescall notamment, influencée par Rembrandt (selon les dires de l'intéressé). Elle est toute en contre-plongée, avec des éclairages sur les visages de face et de côté simultanément pour renforcer les contours. De plus, les personnages sont souvent éclairés devant un fond sombre (ou inversement). Pour entretenir une ambiance lugubre et énigmatique, en plus de faire joueur des décors obliques et tordus, les gros plans sur le Monstre sont souvent filmés en courte focale, en légère contre-plongée et d'assez près pour créer l'illusion d'un personnage déformé et gigantesque. Au contraire, le méchant docteur Pretorius est souvent filmé légèrement en plongée, donnant l'impression d'un crâne bombé.
Tous ces effets sont extrêmement visibles dans la scène de création de la morte-vivante, scène encore plus impressionnante que dans le premier film, avec son montage presque eisensteinien tout en plans obliques et sa partie sur le toit avec les cerfs-volants pris dans l'orage.
L'impression d'assister à une mise en scène théâtrale est également encore plus forte que dans ''Frankenstein'', quand les deux scientifiques présentent littéralement leur créature comme en tenue de noces (la musique faisant alors résonner des cloches), debout face à nous ; Pretorius l'intronisant d'un grandiloquent « La Fiancée de Frankenstein ! ». Cette réplique de metteur en scène fait écho à celle de Frankenstein dans le premier film, quand il crie « Maintenant je sais ce que c'est d'être Dieu ! », dans un fracas d'éclairs. Le côté prométhéen s'y faisait alors d'autant plus sentir par le nombre important de mouvements ascendants (le corps est porté vers le ciel, par exemple).

Au final, l'apparition de La Fiancée est un enchantement qui vaut presque à lui seul le détour. Ressemblant à une momie pendant sa création, elle évoquera même finalement, par sa coiffure si particulière, la princesse égyptienne Néfertiti (inspiration revendiquée par l'équipe du film). Les plans sur elle sont tous très expressionnistes (sans compter ses mouvements saccadés) : obliques, déformés, en courte focale. Et que dire alors sur le chuintement d'Elsa Lanchester, inspiré d'après elle par un travail d'observation... de cygnes en colère.

Pour revenir sur la musique, enfin, ''La Fiancée de Frankenstein'' explore le filon développé par Max Steiner pour ''King Kong'' en 1933, avec une musique (écrite par Franz Waxman) pleine de variations, passant d'un sentiment de gaieté à une impression de terreur en quelques notes (en accord avec le ton varié du film), d'inspiration wagnérienne, opératique, associant un thème évolutif à chaque personnage – dont celui de la Créature, où quatre notes tentent de reproduire son grognement ; ou bien celui de la Fiancée, qu'on entend bien avant son apparition, dès qu'un personnage évoque sa future création.

Je finis en évoquant quand-même quelques défauts : le côté bordélique pourra être un petit peu déconcertant parfois, et les bizarreries loufoques lorgnent parfois vers le grand n'importe quoi, même si à mon sens on ne franchit jamais ce cap, qui sera par contre largement dépassé dans la plupart des autres suites de ''Frankenstein'', non-réalisées par James Whale et même très vite non-interprétées par Boris Karloff...

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le 17 févr. 2012

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youli

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