La Grâce
6.5
La Grâce

Film de Ilya Povolotsky (2022)

Premier grand choc esthétique de cette nouvelle année, qui transcende aussi bien les formes visuelles operatiques de cette odyssée emancipatrice que la narration ascétique d'un cinéaste qu'on sent pleinement inspiré par la nouvelle génération de cinéastes russes enfantes par la grande école Sokourov.

Il faut se laisser hypnotiser par la rugosité des paysages transcontinentaux de l'immense territoire russophone qui sont autant de materialites transversales des corps et visages traversés par les cadres sinueux, que d'epiphaniques mutations d'un pays engonce dans un jusqu'auboutisme idéologique castrateur envers ses enclaves de l'ancienne République Soviétique. Les adultes y sont des silhouettes mutiques meurties par les épreuves du quotidien, tandis que sa jeunesse éprouve le spleen d'un avenir qu'elle pressent mortifere avant même d'avoir pu y goûter.


Cela se traduit plastiquement par des variations de plans et de luminosité, selon qu'ils représentent un instantané de possible libération émotionnelle vers des horizons salvateurs (la fugue momentanée d'une adolescente qui semble découvrir la jouissance sexuelle auprès d'un comparse lui-même inhibé, signe de défiance envers un géniteur trop corsete. Une échappée marmoreenne dans une contrée désertique indéfinie/infinie qui convoque aussi bien un univers SF à la Mad Max qu'une extatique et abstraite évasion inattendue que n'aurait pas renié un Gus Van Sant. La découverte d'un centre commercial semblable à un immense cluedo dont les vastes artères semblent figurer l'aspiration consumériste d'une héroïne privée de matérialisme dans son quotidien, parmi quelques autres exemples de cet acabit). La mise en scène tient à distance ces fugaces moments en privilégiant des panoramiques ou les décors environnants tiennent plus d'importance que la présence des comédiens.


Les plans sont immédiatement plus restreints et moins circulaires lorsque le réalisateur se mue en minutieux observateur des us et coutumes de ses protagonistes, afin de décrire une aliénation dont les uns et les autres sont autant les responsables que les victimes collatérales d'un engrenage induit par les rouages d'un ultra conservatisme social/sociétale. Ainsi de ces nombreux cadres diurnes ou père et fille vivent en constante promiscuité dans un camion voyageur réaménagé pour ce long périple. Nous spectateurs sommes contraints de partager cette ambivalence, sans savoir si ce qui nous dérange le plus demeure notre position de voyeur consentant ou la fatalité de cette situation embarrassante pour eux. Le film est de ce point de vue un exercice stylistique assez périlleux, car il nous somme d'assister à un certain malaise scénaristique tout en nous assignant de ne pas juger ces situations. Pour autant un certain équilibre se dessine, car ces personnages ne sont pas limités à ces caractéristiques scabreuses comme explicite plus haut.


Il faut également souligner que la trame narrative élude volontairement des pans entiers de la vie antérieure de ces personnages au moment ou ils sont présentés. Certains éléments aperçus ici ou la apparaissent premièrement d'une confondante banalité, pour ensuite mieux nous dévoiler ce à quoi ils sont raccordés au fur et à mesure de la progression. D'autres ne sont même pas mentionnés, nous induisant ainsi dans les marges pauperisantes de la classe industrielle. Accepter de se perdre dans les méandres d'une quête initiatique participe encore plus à la singularité de cette odyssée composite. Encore faut-il être ouvert à ces perturbations volontaires, car si tel n'est pas votre cas il se pourrait fort bien que vous n'ayez pas l'envie d'en connaître l'aboutissement. Autant vous prévenir d'avance, la proposition n'est pas linéaire et ne fait pas beaucoup d'efforts pour vous conforter dans vos habitudes/certitudes cinéphiles. Mais elle mérite amplement notre attention, car de cette épure fantasmagorique ressort une formidable générosité picturale qui régénère tout esprit un tant soit peu défricheur.

Sabri_Collignon
9
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Créée

le 31 janv. 2024

Modifiée

le 3 févr. 2024

Critique lue 707 fois

7 j'aime

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7

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