Dans un monde moderne où l'on confond si souvent vocifération et communication, gesticulation et militantisme, on oublierait presque le sens du mot échange. Délaissant les porte-voix et les effets tapageurs, Satyajit Ray se réapproprie les principes du cinéma à voix basse cher à Ozu afin de causer plus distinctement aux oreilles des égarés. Chuchotements, murmures et jeux de regards se chargent de sens et invitent à la prise de conscience : la modernité, l'ouverture au monde extérieur, ne doit pas être perçue comme une menace mais plutôt comme une chance, une opportunité à saisir afin de s'extraire du carcan étriqué des traditions et des pensées rétrogrades. L'avenir s'écrit en allant de l'avant, nous dit-il, briser les chaînes, passer au-dessus des barrières sociales et culturelles, permet non seulement à l'individu de se libérer mais également au pays d'avancer.


C'est à ce mouvement progressiste que Satyajit Ray nous convie, symbolisé par la première image du film et cette ligne de tramways qui fend, à vive allure, un univers ténébreux. Un tramway, d'ailleurs, qui n'est pas un outil anodin puisqu'il est aussi bien le fruit de la modernité que le lien reliant l'individu au reste du monde. Ainsi, si pour son premier film contemporain Ray quitte le milieu rural pour la grande ville, ce n'est pas par hasard : lieu de mixage culturel et social, de rencontre et de tentation, la ville est une invitation perpétuelle à la transgression (des limites de son foyer ou de son existence) ou encore au déplacement (réel ou imagé) pour aller vers son travail, vers l'autre, vers soi-même.


Si c'est l'ouverture d'esprit que le cinéaste appelle de tous ses vœux, il n'est pas question pour lui de faire un film purement théorique ou intellectuel. C'est au peuple qu'il s'adresse, ce sont ses préoccupations qu'il met en scène : la famille qui est au centre des attentions ressemble à tant d'autres, avec ces différentes générations entassées sous un même toit, avec la question de la subsistance qui occupe tous les esprits. Ray emprunte les codes du néoréalisme et filme un quotidien austère, dépourvu de tout misérabilisme, dans lequel le drame se cache dans l'anodin. L'achat d'une simple paire de lunettes ou d'une boîte à tabac peut facilement mettre en branle le fragile équilibre familial lorsque l'argent manque et qu'un sou est un sou… La solution vient de l'épouse, Arati, qui souhaite travailler afin d'améliorer le quotidien de toute la famille. Une décision pleine d'altruisme qui va se heurter à une réalité intangible, celle de ces traditions qui refusent de voir la femme travailler, et qui va poser en substance une question d'ordre philosophique, à savoir le respect de la liberté individuelle.


Tout l'art de Ray réside ainsi, dans son aptitude à aborder les grands sujets de société (la place de la femme, le rapport à la modernité, la liberté d'entreprendre, etc.) sans en avoir l'air. Sans lorgner du côté de l'œuvre purement militante (féministe ou autres), il finit par porter un discours qui fait sens car il est inscrit dans une réalité concrète : les difficultés quotidiennes révèlent les problèmes sociaux, l'expérience met en lumière les vraies personnalités.


S'il ne se veut pas ouvertement féministe, La grande ville n'en est pas moins totalement dédié à la femme, à son action, à sa détermination, à sa sensibilité qui brille bien souvent dans un univers où l'homme est veule ou lâche. Mais si la société patriarcale est montrée du doigt, c'est avant tout l'inaction, la psychorigidité chronique, qui est dénoncée à travers le comportement de ces messieurs : le mari, Subrata, en difficultés financières, se sent obligé de s'effacer derrière sa femme, quant au vieux patriarche, férocement traditionaliste, il préfère encore faire l'aumône auprès de ses anciens élèves que d'accepter l'aide de sa bru. Le modèle traditionnel est désormais périmé, nous dit Ray, dans un monde en perpétuelle mutation, il faut savoir dépasser ses propres limites pour pouvoir s'affirmer. C'est ce que fait très bien Arati lorsqu'elle décide de travailler, plus par pragmatisme que par militantisme : par son action et sa détermination, elle vient à bout des préjugés et affirme son identité.


Là où Ray se montre habile, c'est qu'il ne fait pas de son personnage le porte-drapeau du féminisme ou d'une quelconque idéologie ; on ne souhaite pas une révolution mais une évolution des mœurs. Ainsi, avec finesse, il interroge la place de chacun au sein du foyer ou dans la société. En quelques plans, esthétiquement explicites et allégés en dialogues, il montre un couple prisonnier des traditions (avec cette superbe séquence vue à travers des barreaux où le mari s'entête à vouloir se positionner devant son épouse) avant que la transgression des règles ne les libère (le final où le couple est enfin réuni sur un plan d'égalité).


Mais surtout, La grande ville n'a rien du pensum et reste un drame vivant et passionnant où l'émotion affleure subrepticement (la scène du rouge à lèvres qui illustre magnifiquement la peur grandissante d'un homme qui croit perdre son épouse) quand ce n'est pas le suspense qui prend ses aises à l'écran (avec la remise ou non de la lettre de démission). On ressent immédiatement la tendresse et la bienveillance d'un cinéaste à l'égard de ses personnages, avec la délicatesse avec laquelle il met en avant Madhabi Mukherjee, avec cette attention portée aux gestes et sourires d'approbation ou d'encouragement... Mais c'est surtout à travers le jeu des regards que Ray capte et exalte un amour conjugal tourmenté mais inoxydable : les regards, accusateurs ou aimants, reflétés par un miroir ou entraperçus à travers une voilure, en disent suffisamment long sur l'état des protagonistes pour susciter l'intérêt et l'émotion.


Subtilement progressiste, Ray célèbre l'épanouissement personnel par le travail et dénonce les inégalités sociales qui touchent les personnes en fonction de leur sexe ou de leur origine. Avec l'exemple de l'employée anglo-indienne, victime d'un délit de sale gueule, il prolonge joliment son propos en stigmatisant les inégalités socio-culturelles et interpelle ses congénères : et si le véritable progrès, pour l'Inde, ne serait pas tout simplement l'avènement de la notion de justice ?

Procol-Harum
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le 26 janv. 2022

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