Il en va du documentaire comme de la fiction, le cinéma selon Werner Herzog se doit de conjuguer différentes dimensions, de transcender le genre dans lequel il s'inscrit initialement, afin d'explorer pleinement plusieurs pistes de réflexions. Ainsi, les liens se créent - de manière plus ou moins heureuse- entre qualité sonore et plastique, science et spirituel, réalité crue et réflexion philosophique,... par un souci de réalisme exacerbé les conditions de tournage font bien sûr écho au sujet conté, poussant parfois l'audace à faire gravir une colline à un bateau (Fiztcarraldo), à côtoyer les ours (Grizzly Man) ou à endurer des conditions extrêmes (Encounters at the End of the World). Avec Cave of Forgotten Dreams, c'est la performance purement technique qui est mise en avant : la 3D est chargée de nous en mettre plein les mirettes et de nous flanquer une bonne dose de sensation. N'ayant pas visionné le film dans ces conditions, je ne jugerais pas mais tout cela me paraît dérisoire tant les particularités du lieu (espace restreint, chemins balisés, obscurité, etc.) me semblent outrageusement contraignantes. Pourtant la véritable performance existe, c'est la possibilité qu'a eue Herzog de pénétrer à l'intérieur de la grotte de Chauvet, montrant à l'humanité ce lieu mystérieux, tenu loin des regards indiscrets. Nul besoin d'artifice pour créer l'émotion et la fascination, il suffit d'un regard qui se pose ou d'une oreille attentive qui écoute afin de nous donner l'illusion du saut dans le temps, de la connexion avec nos aïeux morts il y a plus de trente mille ans.


C'est avec respect que notre homme et son équipe s'engouffrent dans cette cavité hors du temps, dans ce fragile sanctuaire préservé jusqu'alors de la folie du monde moderne. La démarche entreprise est autant pédagogique, artistique que spirituelle, à travers le prisme de l'art, c'est une quête métaphysique qui s'engage : comprendre l'homme d'hier, afin de cerner celui d'aujourd'hui. Les similitudes persistent, malgré les abîmes temporels, comme on le découvre à travers les témoignages des scientifiques ou experts qui sont entrés en contact avec cet étrange au-delà : une flûte taillée dans un os sert à jouer l'hymne américain, un javelot paléolithique retrouve tant bien que mal une nouvelle vie, les statuettes des Venus d'antan s'opposent à nos habituels canons de la beauté. À travers ces exemples, parfois cocasses, on remarque très vite le lien tangible qui se crée entre les deux époques. Cette grotte n'est pas un musée que l'on visite froidement, c'est une fenêtre ouverte sur notre passé propice à une vibrante communion. Les images de Cave of Forgotten Dreams rapportent très bien cette ferveur qui bouillonne, cette passion qui éclaire les regards et qui pousse d'augustes personnes à réinvestir d'une nouvelle manière leur quotidien : c'est une scientifique qui traque la présence fantomatique de l'un de ses ancêtres à travers ses peintures, c'est un autre qui utilise l'odorat pour découvrir de nouvelles grottes, de nouveaux horizons...


La grande réussite d'Herzog se situe là, dans sa capacité à dépasser la pure pédagogique pour engager une réflexion sur les richesses de l'Humanité, entre mysticisme et douce rêverie. Avec minutie, il filme les différents recoins de la grotte, exalte la beauté minérale des lieux, scrute chaque paroi afin de laisser s'exprimer la puissance évocatrice des peintures : c'est un immense bestiaire qui défile sous nos yeux, c'est une vie oubliée qui surgit des tréfonds du passé. Avec lui, on est surpris de l’exceptionnelle conservation des peintures et de leur étonnante fraîcheur, comme si l'art humain s'était joué du temps qui passe. La qualité des reproductions subjugue tout autant, la technique semble élaborée, alliant finesse du trait et relief géologique, créant ainsi des effets de perspective pour le moins saisissants.


Fidèle à ses habitudes, le Bavarois ne s'arrête pas à la fascination béate des lieux et tente une approche plus spirituelle : il entreprend de comprendre l'homme à travers ce qui reste de son existence, ces peintures diverses et immenses, ces cranes ou ces os disposés avec précaution, ces empreintes de mains qui communient avec la roche autant qu'elles se tendent vers nous. Herzog traque les doutes et les espoirs qui hantent ces lieux, cherche les rêves anciens mais ne trouve qu'un peu plus de mystère. C'est ça aussi le charme de Chauvet, ne jamais se donner totalement et nourrir ainsi nos fantasmes.


Indéniablement, Cave of Forgotten Dreams n'a pas la portée des précédents documentaires d'Herzog, tant sur le plan de la poésie que sur celui de la réflexion, et ce n'est pas son épilogue un peu forcé qui changera la donne. On retiendra surtout ce bel hommage à l'art rupestre, cet éloge à la création, inaltérable mémoire de l'action humaine, et cette tentative de démocratiser la culture, soumettant au regard des populations ce qui n'était alors visible que par une élite.

Créée

le 3 déc. 2022

Modifiée

le 3 déc. 2022

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Procol Harum

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