L'actualité cyclique : une dégringolade en spirale

Après une semaine d'agitation médiatique et de soulèvements populaires étouffés en réaction aux violences sur ''Théo'', j'ai eu besoin de voir ce film. Les ''bavures'' policières et les heurts éclatant au grand jour de façon cyclique, et, semble-t-il, de plus en plus fréquemment, j'ai voulu chercher quelque chose dans ce film - peut-être seulement un refuge ?
En tout cas, je n'y cherchais pas de haine : ça tombe bien, car dans le contraire, je serais resté sur ma faim, car ce n'est pas ce que nous livre La Haine.
A la suite d'un heurt entre des policiers et des habitants de la cité des Muguets, un jeune, Abdel, est dans un état grave. Le lendemain, toute la cité est échauffée par l'affaire, et l'émeute couve tout au long de la journée. Les trois protagonistes du film sont d'autant plus concernés que ce sont des amis d'Abdel : Vinz, Saïd, et Hubert. France black-blanc-beurre des quartiers, ces personnages sont d'abord faits pour rappeler que tout fait social est porté par des individus, qui ont chacun leurs idéaux, leurs émotions, leurs façons de penser et de réagir. Autrement dit, les dialogues habiles couplés à un jeu d'acteurs efficace permettent de comprendre que tout rapport social se confond avec des rapports humains, et que tout soulèvement populaire va de paire avec un révolte intérieure. Suivre l'évolution de ces personnages sert aussi à construire une image des banlieues s'approchant de la réalité en essayant d'éviter les stéréotypes (à chacun de juger si c'est réussi, pour moi la réalité est bien trop complexe mais Kassovitz touche au but). Étonnamment, La Haine montre surtout des gens, et notamment des jeunes, qui cherchent à gagner leur vie, à s'amuser, à s'occuper : bref, à vivre. La haine ne peut exister qu'insérée dans un quotidien bien plus vaste et humain.
Dans les dialogues, les personnages secondaires et les détails, la situation économique et sociale de ces quartiers est brossée : travailleurs, personnes au foyer, retraités, jeunes scolarisés ou non se cotoient, passent du temps ensemble. Les jeunes hommes, surtout, sont montrés désoeuvrés, sans beaucoup de perspectives.
Si l'on a l'impression que le film s'attarde davantage sur les aspects les plus caricaturaux de la vie en banlieue parisienne, il ne faut pas oublier qu'il ne s'agit pas d'un documentaire, mais bien d'un film sur la montée de l'animosité dans une cité, le contexte est donc celui de l'exception. En cette journée particulière, la tension monte entre les jeunes et les policiers, et les affrontements physiques succèdent aux joutes verbales, mais ces éclats sont brefs et espacés : comme dans la réalité, ce sont des points de climax, et non un état permanent des choses.
Le film prend le parti de ne montrer les faits que du côté des jeunes, ce qui peut donner l'impression d'une police caricaturale, d'une brutalité inouïe. Mais, si l'on y regarde de plus près, il n'y a pas plus de manichéisme concernant la police qu'il n'y en a du côté des habitants de la cité : c'est seulement la rapidité des événements et le contexte de tension extraordinaire qui donne cette impression. Les interactions entre les jeunes et la police ne sont caricaturales ni d'un côté ni de l'autre : elles sont crédibles (à mes yeux du moins, chacun son vécu).


Plus de 20 ans après sa sortie, ce film reste, encore et toujours, terriblement actuel. La ghettoïsation de certains quartiers, la séparation de certains immigrés ou descendants d'immigrés du reste des ''français'', et le rejet de parties de la population par d'autres. Les choix de politique urbaine, sociale et économique des dernières décennies semblent produire des conséquences inexorables et impitoyables : les ''jeunes des cités'' semblent toujours voués à être une population à part, dont les activités voire l'existence même justifie leur tenue en laisse via l'intervention policière, force qui ''maintient l'ordre'' en s'assurant que rien ne puisse se passer dans ces endroits partiellement désertés par les puissances économiques et étatiques.


En faisant appel à toute une gallerie de personnages et d'interactions, La Haine tente de rendre compte du comment et du pourquoi des clivages et de leurs perpétuations. Et en effet, l'actualité n'a de cesse de nous le démontrer : dans ces quartiers comme dans les mouvements sociaux, chaque nouvel éclat est une étape d'une dégringolade qui aggrave à chaque coup les fractures sociales - entre les quartiers et la police, mais aussi entre les grands bourgeois et les pauvres, entre les élites (politiques, économiques, médiatiques) et une grande partie de la population, ou encore entre les jeunes et les vieux.
Et, toujours, ces quelques mots, trame de fond du drame qui se joue : jusqu'ici tout va bien ...
À quand l'atterrissage ?

Nomei-Pando
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le 12 févr. 2017

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