Polanski livre avec Death and the Maiden un chef d'œuvre dans sa carrière presque sans faute. Le postulat de départ est aussi basique que parfaitement adapté à l'univers du réalisateur: dans une maison isolée, par un soir de tempête, une femme séquestre un homme qui l'a, selon elle, torturée et violée plusieurs années auparavant pendant qu'un régime dictatorial était en place dans le pays où se passe le film - et ce sous le regard confus de son mari: elle agit sans explications, violemment et spontanément, suite à une intuition, quelques signes minimes.


Ces sujets sont en parfaite concordance avec les thèmes fétiches du réalisateur: isolement, pluie, vengeance, personnages masculins faibles face à des femmes castratrices, et, en filigrane, la présence de violence de guerre - des sujets que l'on retrouve dans quasiment chacun de ses films.


L'immense force du film est sa constante subtilité, omniprésente jusqu'aux dernières minutes du film: Paulina décide t-elle de s'en prendre à un inconnu pour exorciser ses traumatismes du passé? Ou bien peut-elle être certaine qu'il s'agit bien du même homme? Ces oscillations, et le doute dans lequel ils plongent le spectateur, sont l'immense point fort du film, et un stratagème utilisé avec maestria par Polanski.


En effet, il est facile au cours du film de prendre parti pour Paulina, sa victime ou le pauvre hère de mari qui essaye de comprendre ce qui se passe tant bien que mal. Cette identification, consciente ou sub-consciente, du spectateur, fait partie du message de Polanski, qui joue autant au chat et à la souris avec ses spectateurs que Paulina avec le Dr. Miranda. "Regardez, vous êtes du côté du Dr. Miranda, mais il y a 5 minutes, vous étiez du côté de Paulina... vous voyez comme c'est facile de changer d'avis?". Et il a tout à fait raison, la confusion construite par le film est aussi oppressante que ce qui s'y passe. S'identifie t-on plus au Dr. Miranda si on est un homme? Plus à Paulina si on est une femme? Cela peut paraître simpliste, mais on se pose ces questions pendant le visionnage du film. Se poser des questions d'introspection personnelle sur ses aprioris et penchants subconscients, en regardant un film, c'est quand même assez rare!


Et le film dispose d'autres, nombreux, niveaux de lecture qui le rendent passionnant. D'abord, le personnage de Paulina. Polanski étant né pendant la guerre et ayant été déporté en camp de concentration en Pologne, la lecture du film selon laquelle Polanski exorcise lui-même un désir cathartique de se confronter à un potentiel perpétrateur de crimes de guerre est passionnante. Que ferait-il à la place de Paulina? Il y a déjà forcément réfléchi. On peut aussi s'imaginer qu'il explore avec ce film une situation dans laquelle il se retrouverait face-à-face avec les criminels ayant assassiné son épouse Sharon Tate dans les années 60. Que dire, que faire face à l'horreur, qui ne soit pas trivial, comment répondre à l'indicible? Le film explore aussi cette direction, et c'est un sujet qui hante nombre de ses films.


Mais Polanski est loin d'être un saint lui-même, et il fut également accusé du viol d'une jeune fille dans les années 70. On peut donc aussi penser qu'il peut se reconnaître dans le personnage du Dr. Miranda, l'accusé du film. Le film présente Miranda comme un père de famille apparemment sans soucis, marié, père de deux enfants, bon vivant, avec qui on pourrait très (trop) facilement devenir ami. Connaît-on réellement les gens? Les gens que l'on connaît, sait-on toujours ce qu'ils faisaient il y a 5, 1à, 15 ans? Est-ce le passé qui vient le rattraper, ou tombe t-il dans le piège d'une femme blessée, et aveuglément à la recherche d'un coupable?


Au-delà de l'interprétation des personnages en relation avec le réalisateur, on pense à de nombreux criminels et victimes de guerre en regardant le film, qui nous rappelle que rien n'est jamais simple et facile, ni dans l'identification, ni dans la catharsis, ni dans la confrontation.


Et puis il y a le mari, avocat simple, apparemment de bonne nature et sans aucun traumatisme enfoui. Accaparé par le comportement de sa femme, mais terriblement faible, il est un peu comme le spectateur qui ne sait plus que croire. Il essaye de jouer un rôle de médiateur et nous pose la question de la possibilité de médiation dans ce type de situations extrêmes et floues. Son personnage apporte un niveau de lecture supplémentaire au film: avocat, il fait partie d'un tribunal supposé juger des criminels de guerre de manière rationnelle et organisée au moment où l'histoire se déroule, au moment même où sa maison devient, l'espace d'une nuit, le théâtre d'un tribunal de guerre improvisé par son épouse.


Au-delà de ces thèmes psychologiques forts, le film est également une œuvre de maître d'un point de vue technique. Chaque scène rivalise d'invention dans ses éclairages clairs-obscurs dignes d'un Rembrandt moderne. Des ambiances étouffantes sont créées par des effets climatiques et les décors, auxquels viennent s'ajouter la musique de Franz Schubert et de Wojciech Kilar. Le morceau "La Jeune Fille et la Mort" de Schubert est d'ailleurs utilisé comme gimmick narratif de manière poignante, et en même temps c'est une idée de réalisation formidable (je n'en dis pas plus). La construction en épanadiplose du film s'ouvre et se ferme sur ce morceau, qui aura pris une signification différente à la fin.


Les acteurs sont au nombre de trois dans le film, mais ce que le film n'a pas en quantité, il le récupère en qualité. Sigourney Weaver, tantôt courageuse et seul personnage maîtrisant ce qui se passe face aux deux hommes, tantôt blessée et brisée face aux souvenirs du passé, délivre une performance digne de son immense talent. Ben Kingsley est parfait de dualité dans le personnage de l'accusé attirant parfois la sympathie, parfois la méfiance du spectateur. Stuart Wilson, moins connu et moins prolifique, est également très juste dans le rôle du mari et mériterait de retrouver des rôles de cette ampleur.


Bien plus qu'un des plus grands film de l'un des plus grands cinéastes d'aujourd'hui, "La Jeune Fille et la Mort" est une œuvre psychologique puissante et l'un des meilleurs thrillers en huis-clos jamais vus.

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le 11 avr. 2016

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