Présenté à la Quinzaine des réalisateurs, La Légende du roi crabe est un objet cinématographique aussi étrange et passionnant que son titre le laisse supposer. Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis transforment la tradition orale italienne en une épopée tragique et romantique, moderne et universelle.


La scène inaugurale de La légende du roi crabe donne le la : des chasseurs, probablement fourbus d’avoir battu la belle campagne italienne, s’attablent pour se restaurer. Sous la chaleur des mets et du vin, les langues se délient et les chasseurs se font conteurs, entamant à plusieurs voix la fameuse légende éponyme, chanson de geste populaire dans laquelle Luciano, flamboyant va-nu-pieds et bois -sans-soif, se prend de renverser tous les ordres établis. Amoureux autant que révolté, il disputera le cœur de la belle Emma au despote qui règne sur ces terres, la déclaration d’amour valant reconquête politique.


O bella ciao, bella ciao


L’immense prouesse d’Alessio Rigo de Righi et de Matteo Zoppis – dont c’est la première fiction, mais pas le premier film – consiste à extraire, tels des orpailleurs, la glaise folklorique et à la travailler, tels des alchimistes, dans une recherche permanente d’incarnation et de régénération. Si la parole des chasseurs est d’or, les personnages sont bien faits de sang et de chair. La matière orale et visuelle du film descend ainsi dans le vivant, accomplissant la vocation fondamentale des contes, des mythes et des légendes. Il ne s’agit plus seulement de ce qui doit être lu, vu ou entendu – mais de ce qui doit être vécu, vaille que vaille, au sein d’un culte syncrétique, savant mélange des beautés profanes et des majestés sacrées.


Merveille plastique, La Légende du roi crabe est avant tout un film polyphonique et musical, dans lequel chaque voix prolonge le souvenir de celle qui l’a précédée. Par la voix off et les chansons, les réalisateurs italiens incarnent la tradition orale et son principe de réécriture permanente, la succession d’orateurs venant tour à tour se corriger, se contredire, se compléter, au point que le canonique se confonde avec l’apocryphe, le noble avec l’impur, le réel du documentaire avec l’artifice de la fiction.


Sur l’autel de la fiction, justement, les deux réalisateurs font feu de tout bois, s’appuyant sur l’ardente performance de Gabriele Sili qui entraîne l’ensemble du récit à sa suite, dans un terrible régime de passions et de conspirations, d’élévation et de déchéance, de conquêtes et de défaites, jusqu’à la faute ultime. La démarche étrangement chancelante et assurée du personnage dit tout de lui : il marche sur une ligne de crête sans cesse prolongée, dans une recherche constante du déséquilibre et de la démesure. Il faut le voir éructer, rougeoyer, succomber, convoiter, jalouser, se saouler de toutes les splendeurs terrestres pour comprendre que cet être compulsif a fait de la vie elle-même son ivresse et que son intensité fait horreur aux hommes comme aux dieux. Tous veulent l’humilier, le renvoyer à la modestie propre à son rang social.


Quo Vadis ?


En un plan qui vaut césure et déchirure, le film bascule définitivement de la lumière vers les ombres, et tandis que Luciano tombe dans les abimes qui lui étaient promis, le paria devient exilé. Rejeté de l’opulente terre transalpine, condamné à vivre au-delà du monde, le réprouvé fait du presqu’enfer qu’est la Tierra del Fuego son royaume. Quelque part entre Histoire de Judas de Rabah Ameur-Zaïmeche et Zama de Lucrecia Martel, le récit est pris d’une fièvre conradienne, où félons et malandrins se disputent des latitudes maudites.


Du conte paysan à la légende pirate, il n’y a donc qu’un pas, à faire si possible de côté, avec ce qu’il faut d’ironie et de distance pour saisir pleinement toute la cruauté des existences. Dans cet espace de perdition, et sans saint auquel se vouer, Luciano invente à son tour un réel dans lequel exister, dans lequel survivre, dans lequel souffrir et se fait en quelque sorte le narrateur de sa propre aventure, construisant de toutes pièces une étrange cosmogonie dans laquelle il est à la foi la brebis galeuse, le troupeau égaré et le mystagogue chargé de conduire tout ce petit monde vers le paradis perdu finalement retrouvé. Ou à défaut, vers un trésor enfoui, avec pour seule boussole les pinces arachnéennes d’un crabe gigantesque.


« Il n’avait ni carte ni gouvernail, n’avait aucun port à rallier, alors autant aller à la dérive : c’était vivre un peu moins, et vivre faisait mal ». Rappelant le Martin Eden de Pietro Marcello, le dernier plan du film, absolu et sublime, est une révolution, au sens où il accomplit le retour à l’origine : la destinée et l’errance de Luciano s’abiment dans les eaux miroitantes d’un lac circulaire, parfait prolongement du cosmos et fenêtre ouverte sur une vie antérieure. Par la seule force d’une vision mnémonique, arrachée à l’infortune et au malheur, l’ordre du monde est restauré et la fiction toujours recommencée.

Corentin_D
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le 11 nov. 2022

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