La Lettre Inachevée - Kalatozov 1960
Sorti entre deux chef d’oeuvres: Quand Passent les Cigognes 1957 et Soy Cuba 1964.

Survol au-dessus d’une mère (lapsus involontaire, je le laisse) de nuages.
Si l’on excepte ce plan aérien qui sert de support à une dédicace -A tous les pionniers de l’URSS- puis au générique, le véritable premier plan du film ressemble furieusement à un plan de fin:

Annonce tragique et grandiose du drame à venir… Les quatre protagonistes nous saluent d’un dernier adieu, tandis que décolle l’hélicoptère qui vient de les déposer (et à bord duquel se trouve la caméra).
La frêle silhouette de ces explorateurs s’éloigne, à contre-jour déjà, dans une lumière éclatante -reflétée mille fois par les eaux frémissantes du fleuve- et leurs corps sont réduits, engloutis par le paysage sublime et désertique auquel ils vont se confronter pour les mois à venir.

La Lettre Inachevée ne sera pourtant pas tout à fait le film d’exploration héroïque auquel on peut s’attendre.

Certes, la volonté inébranlable, le sens du sacrifice au profit de la cause commune et du progrès de l’humanité y seront célébrés, comme le commande tout film de propagande soviétique.
Mais le récit et sa forme hissent le film bien au delà de cet impératif didactique, vers une oeuvre lyrique foisonnante, digne des plus grandes réussites du 7ème art.

Kalatozov est un génie du mouvement et de la lumière, capable de tirer d’un scénario chétif un film hallucinant.

Trois géologues et leur guide, perdus dans l’immensité de la Taïga sibérienne, à la recherche de diamants. Les trouveront-ils avant la fin de l’été ? Voilà le point de départ.
Et déjà, alors que nous ne savons rien d’eux, l’ombre des arbres vient trancher les visages, zébrer le cadre et voiler leurs yeux écarquillés. La lumière de l’eau et du ciel, le contraste qu’elle produit avec les branchages, disent immédiatement tout de la lutte acharnée qu’ils vont devoir mener.

La proximité physique avec les acteurs, que permet l’utilisation systématique du grand angle, donne immédiatement une dimension sensorielle, charnelle à leur progression. Les branches, régulièrement, viennent obstruer le cadre, comme elles viennent gifler les joues des personnages. Nous sommes plongés avec eux dans cette nature sauvage. Et, dans le même plan, capables de lire le moindre de leur sentiment: émerveillement mêlé d’effroi. Désir et crainte. La lumière captée sur ces visages, l’image, disent plus que toutes les trames de récits et tous les mots.

Pour faire la connaissance de nos quatre personnages, Kalatozov concentre l’espace. Dans leur tente minuscule, en un seul gros plan, il donne à contempler les quatre visages, énonce leur quête, prédit leur succès et un conflit à venir: les deux plus jeunes géologues Tania et Andreï sont un couple. C’est bien un nuage de triangle amoureux qui viendra assombrir l’enthousiasme du départ et faire monter la tension dans le groupe. Car Sergueï, le guide, tombe amoureux de la jeune et belle Tania sans jamais pouvoir lui avouer. Un amour impossible autant source de frustration que les diamants qui se dérobent.

Le récit de voyage est mené par Konstantin, Kostia, Géologue en chef, qui, par le prétexte d’une lettre écrite à son épouse et qu’il n’enverra jamais, narre les péripéties que rencontre ce petit groupe. Espoirs et désillusions.
La lettre est écrite et allongée chaque soir, au coin du feu. C’est aussi l’occasion pour Kalatozov d’un double jeu formel.
Les souvenirs de Kostia surgissent dans son récit. Sa femme apparait. Et les flammes qui éclairent son écriture, en surimpression, contaminent toute l’image. C’est l’ardeur de leur volonté commune, de leur désir, qui éclaire chaque plan, qui brûle tout le récit. Ce sont les flammes de Prométhée… La tragédie s’annonce encore.

Si Eisenstein est reconnu pour sa recherche sur le montage, ses effets de rythme et d’accumulation, de contrastes, de rupture et d’associations, Kalatozov, lui, a cherché dans le montage interne au plan, dans les changements brusques d’échelle que permet le grand angle, ces effets de rupture, de rythme, ces rapprochements. On peut passer en un clin d’oeil, en un mouvement éclair d’un très gros plan au plan d’ensemble. Pas de changement de point, tout est net. Et donc perceptible, palpable: du grain de peau, de la perle de sueur, aux montagnes gigantesques qui emprisonnent les personnages. Tout fait partie d’un même plan, du même monde.

Kalatozov n’invente rien ici, il magnifie, en virtuose, bien épaulé par son Chef Opérateur, Ourousevski.
Caméra portée, agile, légère et folle… Libre de capter toutes les nuances de lumière. Toutes les textures. L’intensité d’un regard, la fragilité d’un corps, la fugacité du bonheur, l’ivresse de la vie.

Rien de plus majestueux que cette caméra capable de s’envoler au-dessus de ses personnages après avoir caressé leurs visages. Rien de plus dense que la noirceur de cette tranchée, cette véritable tombe que creuse Sergueï, dans un rythme obsédant. Les coups sourds qu’il donne à la terre sont ceux de son propre désir indompté.
Rien de plus élégant que la lenteur de ces travellings qui diront le mouvement immobile de ces pauvres égarés.
Rien de plus exaltant que ces courses endiablées, baignées de cette lumière incandescente et solaire qui fait briller chaque feuille, comme brille la joie de Tania après sa découverte.

Nous ne sommes qu’au tiers du film. Leur quête parait s’achever. Et les drames se dénouer.

Que l’hiver qui s’avance sera cruel à ces exaltés !

Le film semble s’arrêter: c’est dans un noir complet que la voix off de Kostia annonce une catastrophe.
La lumière surgit de nouveau brutalement parce que la tente qu’on ouvre à la hâte laisse entrer la clarté de l’incendie.

Séquence titanesque. Toute la forêt est en feu. Les flammes nous aveuglent. La fumée noircit le ciel. On croyait tout savoir du contraste… On en apprend encore.
Ainsi le récit bascule. Les personnages doivent s’échapper. Préserver le fruit de leurs découvertes, survivre.
L’occasion pour Kalatozov de multiplier encore les situations où les éléments naturels - feu, vent, pluie, neige - viendront révéler le caractère et la vie intérieure de ses personnages. Jusqu’à la foudre elle-même, déchirant les ténèbres pour éclairer la détresse de Tania…

C’est la lumière, plus encore que la nature, qui est le véritable cinquième personnage du film. Celle que Kalatozov sculpte à chaque plan. Celle des silhouettes découpées au scalpel par un soleil à contre-jour, l’air vibrant autour d’elles. Celle de ces ombres fantomatiques, voilées par le blizzard. Si les âmes deviennent aussi visibles que la chair, c’est par la lumière. C’est elle qui nous les rend intelligibles, concrètes, familières. Nous nous reconnaissons dans leur éclat.

Le conte symbolique et humaniste, dont je tairai ici la résolution, s’achève sur les rives d’un fleuve gelé.
L’occasion d’une dernière irruption onirique dans ce récit.

Kostia, dont la voix s’est quasiment éteinte, appelle à l’aide. Sa voix éraillée se dédouble. Et on l’entend à la fois chuchoter et crier à pleins poumons… On comprend: Il croit seulement s’entendre crier avec toute l’énergie qu’il n’a plus. Il croit voir devant lui, les hommes, la ville entière qui sera construite un jour ici, grâce à ses découvertes, il croit… Non, il voit sa femme, à qui il écrit depuis le début de son voyage. Il n’y a plus de différence entre le rêve que fait Kostia et la réalité qu’il vit. Ils dialoguent. Et sa femme absente lui indique qu’il rêve.
Toute la puissance du cinéma est alors convoquée:
Car là seulement, le passé, le présent et le futur se confondent. Le souvenir et l’espoir se rejoignent.

Ces deux reflets du réel, ces deux créations de l’esprit, ne font qu’un. Pour nous spectateurs, son rêve n’est pas moins concret, moins incarné, moins physique que tout ce qu’il nous a été donné de voir et d’éprouver avec lui… car ils sont faits de la même lumière.

C’est une leçon toujours renouvelée du 7eme art: La frontière floue et poreuse entre rêve et réalité.

Peut-être même que Kostia survivra grâce à cet enchantement… Qui sait ?
Il a une lettre à achever.

antoninbenard
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le 14 juil. 2022

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Antonin Bénard

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