Voir le film

Je l'ai découvert il y a maintenant cinq jours, et quand le film fut fini, la première chose que je me suis dit fut : « il faut que je le revoie ». Parce qu'il fallait que je comprenne. Il fallait que je saisisse ce que ce film m'avait fait. J'aurai pu le revoir juste après, j'aurai pû me plonger et me perdre encore dans ses méandres à la seconde où le générique fut terminé, prostré derrière mon écran. J'ai pensé qu'il fallait attendre un peu, digérer ces trois heures magnifiques. Je ne pensais plus qu'à cela, je ne voyais plus que ses images, je ne faisais que m'enfoncer plus encore dans le souvenir de ces mots, de ces voix et de ces visages. Alors je l'ai revu hier soir, j'ai craqué. Je me suis bouffé encore ces trois heures, affamé, inconsolable de m'être extirpé si peu de jours de sa lumière ténébreuse.


Et le mystère n'en fut que plus grand. J'en suis venu à cette bête évidence que,ce film était probablement le plus beau de tous les films, mais ça ne suffisait pas. Qu'il soit à moi, pour moi, qu'il fasse battre mon cœur en des sursauts intimes, unique, vibrant ; oui, mille fois oui. Mais que dire de ce qui l'enrobe, le préserve, le rend si proche, si vibrant, si précieux ? Au fond, quel est son secret ? Quelle est sa force, si palpable et si fantomatique pourtant ? Pourquoi le mot « limonade » devient soudain si fort lorsqu'il le traverse ? Pourquoi la voix fausse et fluette de Léaud me bouleverse ? J'ai regardé, sur l'écran, ce visage qui m'intrigue, me fascine, me perturbe. J'ai perçu au court d'une scène un élément de réponse. Il est assis dans le noir, la nuit l'enrobe de sa main caressante, le mur derrière son crâne cadre son visage et il parle. Les mots, l'éclat brut des mots, la déconstruction des sentiments, l'atmosphère décadente et funèbre de son expression, échappant à la maîtrise et au contrôle ; s’abattent sur le film et lui offre une lumière nouvelle. Alexandre ne parlait que par exposé, que par théorie, surlignait sa souffrance en des élans littéraires pour cacher, justement, la pureté de cette souffrance. Cette souffrance qui ne se décrit pas, ne s'épanche pas, qui fait couler les larmes, qui torture, c'est tout, qui détruit les amours et font que les mots ne sont que du vomi et whisky recraché sur le sol.


Alexandre parle, alors, pour la première fois, de mai 68 sans parler des autres, en parlant de lui, de son visage à lui, de son doute à lui : « C'est très tard, n'y allons pas. J'ai peur de ne plus rien y voir. J'ai peur...J'ai peur...Je ne voudrais pas mourir ». Et Veronika écoute, hors-champs, visage vampirique, la tête à demi-penchée, et se dit « vous n'êtes pas bien dans votre peau Alexandre » et lui de répondre « Non, je ne suis pas bien dans ma peau ». Je suis malheureux, je souffre, je cache, je fausse. Etre faux, vivre faux, parler faux, jouer faux, marcher faux. Devenir faux, entièrement, devenir un fantôme, être à côté de l'époque pour ne plus souffrir. Vivre dans une chanson d'Edith Piaf, disparaître sous les mots des autres, sous les films des autres, pour ne pas avoir à dire ses mots qui déchirent les entrailles, pour ne pas avoir à faire s'envoler le film qui nous contient.


Car le film ne s'envole pas. Il reste au ras du sol et du lit, au ras du mur ; il regarde les actions se décrire au lieu de regarder les actions se faire. Il regarde les visages, ces visages faux, ces visages qui errent dans Paris et se rencontrent, et au long des heures qui s'écoulent, ouvre des brèches dans ces visages. C'est un film qui se moque. De lui-même, de ses paradoxes, de ses contradictions. C'est un film qui se moque des phrases, car pour lui il n'y a que les mots, et pourtant Alexandre parle, ne fait que parler, et le film le suit, parfois, et le regarde avec mépris, parfois, et revient dans ses yeux et le comprend, parfois. Alexandre, le film feint de ne jamais l'épargner et pourtant ne fait que ça. De le ramener vers lui, de chercher les rares creux de sa voix, de capter ses tourments. C'est un film qui se moque des considérations, et pourtant il s'appelle « La Maman et la Putain ». La Maman, celle qui protège, celle qu'on aime, et que quand on la baise on ne pense « qu'à la mort, à la terre, à la cendre ». La Putain, celle qui se dérobe et qu'on baise, qu'on baise sans se soucier des larmes noirs qui coulent sur joues et disent « y'a pas de putain ». « Une femme qui se fait baiser un maximum n'est pas une pute. Putain, c'est quoi ce mot, putain. Pour moi y'a pas de pute ». Qui dit que les gens, les choses, n'ont pas d'importance et qu'elle aimerait leur en donner. Il n'y a que des visages qui souffrent dans le noir et le sien en premier. Des fantômes. Des traces. Des ombres qui vivent à côté de la vie. Et qui aimeraient aimer, et qui aimeraient vivre, et qui aimeraient être une partie d'un couple, et qui aimeraient avoir un gosse. « Y'a que des cons, y'a que des sexes ». Il n'y a que des cons qui s'écoutent parler et qu'on aime pourtant. Qu'on aime « sans que ce soit dépendent d'une histoire de cul ».


Elle le dit, elle l'assume. Elle s'est fait baiser, baiser par n'importe qui, et elle a pris son pied. Elle renifle, elle confond, elle répète. Et c'est magnifique, parce que c'est elle, la Putain, Veronika, celle qui ne faisait qu'écouter tête penchée des discours, des digressions sans fin, des « il faut », des « moi je ». Elle, qui pensait que rien n'avait d'importance. Que la vie, en elle même, qui traverse et nourrit le film, n'avait pas d'importance. Que baiser, oui baiser – ce mot d'ordre qui pèse sur les hommes et leur ordonne de jouir, jouir vite, jouir au lieu de vivre et d'aimer – n'avait pas d'importance. C'est elle, oui c'est elle, qui enflamme le film et déchire l'écran, et donne lieu à la plus belle chose du cinéma. Ce moment où le cru devient l’universel, où ce n'est plus que la sophistication des choses qui n'a plus d’importance, mais où le cœur bat, où la parole s'emballe et où les tripes se posent devant soit. Où la vie bouillit sur l'écran, où le faux devient l'au-delà, où la mise en scène s'incarne dans le visage de l'acteur, et bouleverse.


Non, ce n'est pas vraiment sur Alexandre – avec qui le film a réglé ses comptes – que Jean Eustache décide de clore son chef-d’œuvre, même si c'est sur son visage que le noir se fait. Mais sur ce bruit, inconfortable, hors-champs, de vomissement incontrôlée comme seule reste de la souffrance exorcisée. Cette nausée qui reste indéfiniment dans la bouche satisfaite d'Alexandre et que Veronika eut la force de recracher à sa gueule pour lui dire « Je vous aime, et vous me dégoûtez ». Cette nausée qui la tenait éloignée du monde et de la vie. Cette vie qui s'ouvre à elle désormais. Cette vie qui est plus belle après ce film, plus sensée, plus précieuse. Parce que c'est un film sur le faux, sur l'absent, sur le vide, sur la parole qui n'a de sens ou d'importance que si on se la jette à la figure, sur un fantôme qui regagne la vie. Vêtu de noir, un vampire qui ouvre les yeux à la lumière du jour et décide d'aimer et de ne plus souffrir. Et ainsi donc se taire, écouter. Vomir un bon coup, et écouter. Paris. Les rues. Le bruit. Les autres. Sans que rien, plus rien, n'ait d'importance.

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le 18 août 2014

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B-Lyndon

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