Extrait des mémoires d'Henri Jeanson "Soixante-dix ans d'adolescence" :


Comment résister à la cordialité, à la simplicité, à l'enthousiasme de ce jeune aîné qui, en moins de cinq minutes, faisait de vous un copain de vingt ans.
Renoir, c'était l'amitié comme chez soi, à la fortune du pot, à la bonne franquette, l'amitié au beaujolais et au « calendos » où chacun chantait la sienne. (…) Ah ! Ce Renoir, comme je l'ai aimé ! Il aurait pu me demander n'importe quoi. Il ne se passait pas une semaine que nous ne « cassions la graine » ensemble, à Montmartre ou ailleurs, dans de petits bistrots de nous seuls connus. Maintes fois, je me réveillais dans son appartement de l'Avenue Frochot sans savoir exactement comment j'avais échoué là. Renoir apparaissait, hilare, en pyjama, dans l'encadrement de porte :
« Alors, Toto ! Le caoua est prêt. »
Quelle bonne bouille il avait.
Jean Renoir commençait déjà à fricoter avec le Parti communiste, et moi j'étais déjà anti-tout. Je le suis resté. Nous donnions des conférences dialoguées dans les permanences de « Ciné Liberté ». La censure, notre bête noire, passait de fichus quarts d'heure et les producteurs-distributeurs de mauvais moments. Renoir, les deux mains dans les poches, interpellait le public, l'obligeait à participer et lui racontait familièrement des histoires qui le ravissaient avec cette voix de Gavroche aux intonations à la Marie-Chantal.
En 1935, Renoir tourna « Le crime de Monsieur Lange », un drôle de truc où Jacques Prévert avait mis des explosifs un peu partout, oui un drôle de truc ! Ça percute, ça fantastique, ça plastique, ça botte des tas de derrières officiels, ça renverse des tas de statues le plus gaillardement du monde, ça fait rudement plaisir à voir. En 1936, Renoir tourne « La vie est à nous », un film de propagande commandé par le Parti communiste, et « Les bas-fonds » de Gorki.
Triomphe du Front populaire.
Un impresario de nos amis nous convoque, Renoir et moi :
"Vous devriez profiter des circonstances pour tourner un film à votre compte.
Avec Quel argent ?
J'ai une idée que je crois excellente et que je vous donne sans contrepartie à titre amical..."


Quelques jours plus tard, des tracts et des affiches faisaient appel à la nation :
« Pour la première fois, un film sera commandité par le peuple lui-même, par une vaste souscription populaire. Deux francs la part de commandite. Deux francs la part de souscription. Deux francs qui viendront en déduction du prix des places dans les salles où le film sera projeté. Souscrivez ! »
"Nous allons faire un film à tout casser, s'écria Renoir. Bien entendu, nous travaillerons tous à titre bénévole, en coopérative. Nous toucherons une part sur les bénéfices et le reste sera investi sur le film suivant. "
Nous avions une idée, un thème : La Révolution française, tout simplement, et un titre : « La Marseillaise ».
" Tu écriras toute la partie parigote, me disait Renoir, je demanderai à Pagnol de faire les dialogues marseillais et à Marcel Achard de faire parler les émigrés. En attendant, il faut battre le tambour pendant qu'il est chaud, mon Toto ! "


Et les meetings de succéder aux meetings, les réunions aux réunions. (…) Je nous revois dans une salle de la Place de la République face à trois rangées du Front populaire (...) Cent communistes, cent socialistes, cent radicaux (...) J'expose nos intentions et je passe la parole à Renoir. Mais voilà qu'un auditeur lève la main : « Nous acceptons à condition que le film commence par la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen confiés à un sociétaire de la Comédie Française ! » (…) Déjà un autre lui succède : « Nous exigeons un autre titre que « La Marseillaise », chant révolutionnaire à l'origine mais récupéré aujourd'hui par les trusts, les deux cents familles et la réaction » (…) Un troisième se dresse : « Un film sur la Révolution, oui à condition qu'il finisse bien. ». (…) Je m'insurge énergiquement contre ces pressions, mais Renoir bondit : « Ne l'écoutez pas, il est nerveux. Moi, je vais vous répondre. Ecoutez-moi. D'abord, camarades... »
Il enchaîna et son charme opéra.
Trois mois plus tard, un meeting monstre clôturait notre tournée de propagande. Des milliers de personnes qui n'avaient pu entrer écoutaient les discours de Vaillant-Couturier, Jouhaux, Edouard Herriot, Léon Blum, Léo Lagrange... Il y avait aussi, naturellement, Jean Renoir, son frère Pierre et moi.
Jean Renoir parla avec une fougue extraordinaire : « Il faut en finir avec ces salles des Champs-Elysées où se pressent, honteusement, les profiteurs des camarades travailleurs. Souhaitons que bientôt, on jette des bombes sur ces salopards, qu'on en finisse avec cette classe de privilégiés. Quant à notre film, il sera le premier film fait par le peuple, pour le peuple, au nom du peuple notre patron, le premier d'une longue série, car la révolution commence... Et nous chasserons de notre profession, avant tout, les distributeurs dont je prononce solennellement l'arrêt de mort »
La salle, debout, acclama Renoir qui saluait, poing tendu et larme à l'oeil.
Trois jours après, il me présente un distributeur qui avait déjà contacté l'Europe centrale, l'Allemagne, la Belgique, la Suisse et l'Afrique du Nord. Il avait déjà récolté un million d'à-valoir sur la distribution et avait un contact en cours avec les Américains.
« Je croyais que tu avais condamné les distributeurs, lui dis-je plus tard.
- Oui, bien sûr, mais si on se fie à tout ce qu'on dit... »
Je me rendis rue La Boëtie, dans les bureaux de notre « coopérative ». Sur une table, j'avisais un dossier : Devis du film La Marseillaise. Je l'ouvris et je lus : mise en scène Renoir 400 000 francs.
Cher Renoir, je ne l'ai jamais revu. La Marseillaise fut tournée. Je crois me souvenir que ce ne fut pas un succès. Renoir est parti tourner « La Tosca » en Italie et je publiai un bel article : On a vendu en Italie un Renoir pour 400 000 francs... et il était faux.

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le 1 janv. 2022

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