D'abord dire que "La Mort aux trousses" est un grand film "comique" (mais pas au sens gentil du terme). Cela tient d'abord (et absolument) à Cary Grant, et la façon dont il est malmené : c'est comme si on pouvait se moquer de lui d'une façon qui ne le détruit pas, mais renforce au contraire la sympathie qu'on a pour cet homme sans qualités (mais de la plus grande classe), ainsi que la reconnaissance due au regard porté sur lui. J'étais étonné, revoyant le film depuis longtemps (en dvd pour la première fois), de son importance, du fait que sa présence, son jeu, son physique, soit si essentielle, si consubstantielle à l'originalité et à la force du film. Cary permet au personnage de Thornhill d'atteindre une forme intermédiaire de satire et de romanesque qui synthétise absolument le génie d'Hitchcock (depuis "39 Steps" ou avant). Sauf que jamais auparavant Hitch n'avait réussi à l'incarner dans un personnage : tellement évident et "sur mesure" qu'il est comme la page sur laquelle s'imprime l'encre du récit. Tout ce qui arrive à Thornhill ne saurait arriver qu'à lui, et à travers lui, que par l'intermédiaire de Cary, qui est le messager du film, son âme, presque sa raison d'être. "La Mort aux trousses" est généralement sujet à des louanges qui vont plus en direction d'Hitchcock, mais il faut quand même l'admettre : comment imaginer le film sans Cary ?

Enchaîner à la suite sur la perfection de l'écriture : s'il y a un film parfait, c'est "La Mort aux trousses". J'ai parlé d'écriture : je ne veux pas dire seulement que le scénario ou les dialogues sont géniaux, que la mise en scène sert et relève à merveille leurs qualités intrinsèques, admirables en soi. Mais que tout le film, dans son art accompli et achevé sur tous les plans, est une partition : le récit et l'enchaînement des images sont comme des éléments qui attendaient quelque part dans les limbes le moment de leur rencontre. Il fallait un Hitch en forme, un grand scénario, Cary Grant, les décors absolument fondamentaux (le siège des Nations Unies, le mont Rushmore, la maison perchée...), sans oublier toutes les autres pièces du puzzle (Bernard Hermann, Eva Marie Saint, James Mason...). Chabrol, dans le documentaire de l'édition double dvd WB, résume. Parlant d'Ernie Lehman, le scénariste, il dit ceci : "Il a étudié Hitchcock comme Hitchcock étudiait ses scénarios". "La Mort aux trousses" nous sert en définitive ce qu'il y a de plus hitchcockien dans un contexte étudié et fait sur mesure. La date du film apparaît aussi signifiante : 1959, l'architecture moderne et ses lignes de fuite, Thornhill est un "Mad man" avant la lettre, la Guerre froide est à peine mentionnée, mais cela suffit à injecter, sous le vernis policé, la dose de menace et de duplicité voulue.

Le double jeu c'est l'essence d'Hitchcock. Abriter le crime chez des gens de la plus haute distinction (Mason "Games, must we ?" : au-delà de la classe). Retourner le salut en péril (et le péril en mission commandée). Confondre, sur la scène de la lutte contre le mal, les gentils avec les méchants. Il y a aussi sur cette question les transparences (chez Hitchcock : un sujet de thèse...). Technique, faut-il le rappeler, qui consiste à filmer séparément le premier plan et l'arrière plan, et à les réunir en surimpression. Elles servent notamment à aborder les scènes à 2 (le couple vedette) en créant un effet d'intimité qui met en avant les personnages, en les isolant du contexte relégué à l'arrière plan (exemple : au tout début de "L'Homme qui en savait trop", le paysage que l'on voit par les vitres du bus, derrière et autour du couple McKenna, est projeté sur un écran, dans le dos des acteurs. La scène met l'accent sur le fait que ces personnages sont des étrangers qui ignorent tout du monde qui les entoure. En même temps le fils insiste sur le côté familier et déjà connu de cet exotisme de substitution : pour lui, c'est comme s'il était au cinéma !). Dans "La Mort aux trousses", on les remarque d'abord dans les scènes d'action : lors du final, sur le mont Rushmore, mais aussi lors de la séquence aussi hilarante qu'efficace (et magnifique) de la fuite de Thornhill parvenant à grand peine (tellement il est bourré) à conduire la voiture au volant de laquelle ses ravisseurs voulaient le précipiter dans le vide. Elles permettent ces inventions visuelles qui portent la signature de Hitch (comme le plan de la roue de voiture tournant à vide au-dessus du précipice). Elles s'inscrivent aussi dans la perspective du "double jeu" : en opérant un détournement très subtil de la vraisemblance par une mise en tension à laquelle participent à la fois vérité "psychologique" (la vraie vérité, c'est ce qui se passe entre les personnages), distanciation de la fable (l'ironie hitchcockienne ainsi que la mise en valeur des décors dessinés, avec un côté bd qui ressort particulièrement dans ce film), et cette exigence logique digne de Poe à l'endroit de détails ou d'objets utilisés sur différents plans (ex. : les allumettes "R.O.T" servant à ironiser sur le personnage de Thornhill, puis à faire vivre une situation de suspense).

Pour finir, en rajouter bêtement une couche dans la louange hyperbolique : ce film est-il le plus grand du cinéma ? Abstraction faite, évidemment, de son côté con, comme si tout devait aller à l'Un, indivisible et parfait, la question mérite d'être posée. En tout cas, je ne ferai plus mon Gallo d'essai : en l'oubliant injustement de mon Top 10 (au profit d'œuvres plus dispensables. Rien que pour ça : grâce - Kelly ? - lui soit rendue).
Artobal
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le 17 oct. 2022

Modifiée

le 2 avr. 2011

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Artobal

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