La patrouille perdue est le premier film tourné par Ford pour le compte de la RKO. Comme je l’ai signalé en chroniquant Le mouchard, ce fut Merian C Cooper, alors producteur exécutif de la compagnie, qui lui confia ce projet d’adaptation du roman de Philip MacDonald, Patrol, déjà porté à l’écran en 1929 par Walter Summers. Son processus d’élaboration, conformément aux règles du studio, fut rapide et reposa sur un budget modeste : vingt-trois jours de tournage dans le désert de Yuma (du 31 août au 22 septembre 1933), pour un coût de 227 703 dollars.

Contrairement à ce que laissent entendre son titre et son sujet, La patrouille perdue est moins un film d’aventure qu’une étude de caractère. L’action intéresse ici peu Ford. Il évacue l’enjeu dramatique dès les premières images. Le préambule annonce ainsi, tandis qu’apparaît à l’écran une colonne de cavaliers (photo) : The endless desert wore the blank look of death. Il est déjà question de mort (la traduction française est encore plus explicite). Aucun doute, donc, sur le sort des hommes dont il va nous conter l’histoire.

L’auteur des Raisins de la colère ne s’attache pas plus aux aspects exotiques de son récit (contrairement à nombre de réalisateurs de l’époque), puisque, au bout d’une dizaine de minutes seulement, les survivants de la patrouille se trouvent encerclés dans une oasis. Ils ne quitteront pas ce lieu et l’ancienne mosquée attenante. Le film comprend par conséquent très peu de plans représentant le désert. Le format utilisé (1,37:1) ne permettait évidemment pas la réalisation de vues panoramiques. Les contraintes budgétaires n’autorisaient pas non plus de grandes fantaisies en matière de mise en scène. Cependant, je vois surtout dans cette manière de faire une volonté du cinéaste. En réduisant à un point d’eau un espace symbolisant l’immensité, en faisant surgir la mort dans un lieu de vie, il crée une situation paradoxale, oxymorique (un peu pompeuse cette image, et sans doute inappropriée, mais j’ai envie de la garder…), d’une efficacité redoutable.

Finalement, Ford se focalise, comme souvent, sur la dimension humaine. Avec son scénariste, Dudley Nichols, il s’emploie à nous faire connaître le groupe d’hommes évoluant devant sa caméra. Par petites touches impressionnistes, il nous livre des éléments de leur passé, nous éclaire sur leur psychologie, nous les rendant ainsi infiniment proches, exception faite peut-être de Sanders, incarné par un Boris Karloff halluciné (photo), qui exprime la dérive mystique de son personnage d’une façon bien trop théâtrale (photo) pour ne pas paraître caricaturale (et datée). Victor McLaglen offre à l’inverse une composition tout en retenue (photo). Pas de démonstration excessive. Sa peur est intériorisée, il avoue ses erreurs (j’ai peut-être pas tout fait comme il aurait fallu, avoue-t-il à Morelli avant l’assaut final), ce qui le rend particulièrement touchant, malgré sa stature de géant (il pratiqua dans sa jeunesse la lutte et la boxe dans la catégorie des poids lourds). A noter que dans la version de 1929 son rôle fut tenu par… Cyril McLaglen, son frère cadet, membre lui aussi de la John Ford Stock Company, nom donné à la grande famille fordienne (on le voit dans Mary of Scotland, La mascotte du régiment, Four men and a prayer, Les hommes de la mer…).

On relèvera par ailleurs la présence au générique du grand directeur artistique Van Nest Polglase. Même si son talent n’eut guère l’occasion de s’exprimer ici, il n’est pas inutile de dire quelques mots sur la carrière de ce grand décorateur, l’un des plus marquants de son temps, avec Cedric Gibbons, son confrère de la MGM, sous la direction duquel il fit ses premières armes. Recruté en 1932 par David O Selznick à la RKO, il permit à celle-ci d’être une référence en matière de décors (Citizen Kane, La splendeur des Amberson…). Pour rivaliser avec les concurrents du studio, aux moyens bien plus conséquents, Polglase trouva des solutions d’économie dans une stylisation très poussée (Le mouchard) ou dans le recyclage. Ainsi les portes de Jérusalem du Roi des rois de DeMille et le village de L’oiseau de paradis de Vidor furent-ils repris dans King Kong, dont certains éléments servirent à leur tour pour Les chasses du comte Zaroff de Schoedsack et Pichel (Vingt ans d’excellence : les décors de la RKO, Jean-Pierre Berthomé, Positif, décembre 2010).

Le décorateur ne fut pas la seule pointure à inscrire son nom au générique de La patrouille perdue. Preuve qu’à la RKO, même les productions les plus modestes bénéficiaient des meilleurs talents. La musique du film fut ainsi confiée au génial Max Steiner (King Kong, Autant en emporte le vent, Casablanca…). Sa partition aux accords orientalistes lui valut sa première nomination -sur vingt-six !- aux Oscars, récompense qu’il obtint l’année suivante pour Le mouchard.

Dans sa magistrale filmographie critique de John Ford, Patrick Brion note que La patrouille perdue souffre de l’absence d’un personnage féminin qui aurait sans doute contribué à humaniser l’histoire. Ce n’est pas tout à fait exact, me semble-t-il. Car si aucune femme n’est effectivement présente physiquement, on trouve ici l’une des plus belles –et sensuelles- célébrations de la féminité que nous ait laissée John Ford. On la doit à Brown (Reginald Denny), évoquant les Javanaises : Les filles nageaient à notre rencontre, fleuries, chantant et riant. Elles semblaient faites en or… de l’or le plus pur. Leurs corps mouillés brillaient de cet or quand elles grimpèrent par-dessus le bastingage, se moquant de nous, impudiques.

Au regard de ses chefs-d’œuvre à venir, La patrouille perdue n’occupe certes pas une place de premier plan dans la filmographie de Ford. Ce film n’en est pas moins une curiosité, qui nous montre son sens déjà aigu du récit, son efficacité, malgré une absence criante de moyens.
ChristopheL1
6
Écrit par

Créée

le 29 oct. 2012

Critique lue 431 fois

4 j'aime

ChristopheL1

Écrit par

Critique lue 431 fois

4

D'autres avis sur La Patrouille perdue

La Patrouille perdue
Torpenn
7

Victor mature

Première guerre mondiale : une patrouille anglaise se promène en Mésopotamie. Une dizaine de blancs au milieu d'un désert hostile, d'une chaleur accablante, de la soif qui tue presque aussi sûrement...

le 25 nov. 2011

24 j'aime

2

La Patrouille perdue
Star-Lord09
7

Oasis meurtrière

Le magnifique classicisme Fordien aura toujours ce poids écrasant du respect. A une époque où l'Art cinématographique du XXIème siècle est comme une bouteille jetée à la mer, John Ford est presque...

le 27 juil. 2020

16 j'aime

11

La Patrouille perdue
Plume231
6

Un coup de feu, un mort, simple et efficace !!!

John Ford avait tourné en 1934 ce que l'on peut considérer comme l'ancêtre du film de survival. Une oasis qui la faute aux circonstances va servir de lieu clos à une patrouille, un ennemi invisible...

le 15 mars 2015

14 j'aime

2

Du même critique

Agora
ChristopheL1
7

Critique de Agora par ChristopheL1

Le débat autour d’Agora a beaucoup tourné autour de sa réalité historique et de la vision qu’Amenábar nous donne de la communauté chrétienne d’Alexandrie au Vème siècle de notre ère, et en...

le 1 sept. 2012

7 j'aime

5

Memento
ChristopheL1
4

Critique de Memento par ChristopheL1

Une question a taraudé mon esprit en regardant Memento. Je me suis demandé si ma chronique hostile d'Inception n'avait pas provoqué le courroux de Nolan, le nouveau Dieu des cinéphiles geeks. Devant...

le 12 mai 2012

7 j'aime

1

Les Raisins de la colère
ChristopheL1
10

Critique de Les Raisins de la colère par ChristopheL1

John Ford adapte ici ce qui est sans doute le plus célèbre roman de John Steinbeck (l'écrivain reçut le prix Pulitzer en 1940 pour cette œuvre). L'intrigue met en scène une famille de fermiers...

le 15 janv. 2012

7 j'aime

1