Michael Haneke agit violemment, sournoisement, pernicieusement, perversement mais aussi pédagogiquement (via une catharsis silencieuse -du vide- et une démonstration descendante ou ascendante –tout dépend du point de vue du spectateur- de la vanité et de la perversité humaine) : comme la pianiste en herbe qu’est Anna dans le film, nous passons tour à tour au travers de vitres toutes plus épaisses les unes que les autres que le réalisateur parvient pourtant à briser dans un silence et une sobriété implacable qui permettent une douleur plus franche, vecteur d’une vérité qu’il dévoile, mais aussi et surtout solitaire, ressentie comme la difficulté première des films d’Haneke qui est celle du vivre ensemble parmi les bouillonnements personnels et incompris des désirs.


D’un doigté emprunté tant à Beethoven qu’à Debussy, la réalisation paradoxale –mais non schizophrène, car plutôt d’une implacable rationalité- nous entraîne tour à tour en des rythmes doubles, comme si deux airs se jouaient à la fois, alors qu’un seul de ces deux-là ne peut prendre le dessus en une scène ou un moment donné.


C’est dans cette dualité –parti pris esthétique qui montre la dualité de nos personnes face à la vérité de notre être, à savoir le mensonge et le refoulement face à l’explosion de la vérité et des désirs enfouis- que les personnages et nous-même sommes embarqués comme lors d’un concerto classique ou tour à tour nos bouches s’entrouvrent comme marque d’étonnement, de choc auditif, et se ferment telles des coffres pour pouvoir conserver le secret tant bien gardé qu’Haneke tente de percer à jour au travers du personnage d’Erika. Nous n’incriminons pas (avant tout, du moins) un personnage féminin, la rigidité des professeurs musicaux des conservatoires français ou même celle d’une époque encore très conservatrice en France, celle des années 90. Ce qu’Haneke enserre va bien au-delà d’une simple catégorie prise en tant que bouc-émissaire et c’est bien pour cela que ses films dérangent : dans l’universalité de ses thèmes et la radicalité dans la façon de les aborder, chacun se voit à la fois exposé, dénudé à l’écran face à d’autres spectateurs pour qui le même effet se produit –comme lorsque qu’une petite séance de masturbation est faite dans une salle contigüe à bon nombre de copains et qu’on se sent démasqué au moment où on sort la tête des toilettes pour rejoindre le groupe, par exemple-, mais aussi exposé face à soi-même dans le déplacement interne que produisent les thèmes abordés, les péripéties des personnages et même l’esthétique du film qui ne rejettent tous qu’une chose sur nous : notre déchéance.


Et c’est bien sur cette fondation qu’Haneke bâtit -ou plutôt enfonce- son œuvre. S’ouvrant sur la maîtrise d’un jeu de mains sur les touches d’un piano, soit la version contrôlée et magnifiée de nos vies humaines, le films se fermera quant à lui sur Erika, ne pénétrant pas dans la salle où elle est attendue pour jouer mais se poignardant l’épaule, face à la caméra, quittant la fantaisie et les oripeaux du premier plan rendant sa sombre vie un peu plus belle pour entrer dans les ténèbres de la réalité. C’est sur ce paradoxe que le film joue et avance : les voies de la sévérité, de la punition et de la contrainte austères sont à emprunter pour atteindre le trône doré d’artiste pianiste, et alors que ce dernier est possédé par Erika, on comprend qu’on ne peut que rester détaché de ce matériau romanesque et fictionnel qu’est la musique classique car nos petits corps triviaux et gras finissent toujours par l’abâtardir.


Cette fine toile d’araignée que le subtil montage et la sobre mais très belle composition tissent de fils quasi translucides nous prend et prend les personnages au piège de façon irrémédiable car fascinante. Chaque plan , qu’ils soient composés de meubles blancs de salle de bains entourés de carreaux, ou bien de porte-manteaux d’un vestiaire de cours de danse, encadre une scène toujours si importante et si universelle que la beauté de cette dernière éclate aux yeux du spectateur éveillé bien plus que ne le ferait celle d’un drame peinturluré par des éclairages colorés sensés donner le ton du sentiment actuel et l’ambiance de la scène, ou bien embellis d’effets spéciaux outranciers et de pirouettes esthétiques mal gérées qui souvent ne retranscrivent pas si bien la vérité.


Mais celle qui permet avant tout de maintenir cet équilibre parfait qu’instaure Haneke tout au long du film, c’est la grande maîtresse Isabelle Huppert. Maîtresse car elle possède le personnage qu’elle incarne –s’immisçant presque complètement en lui-, mais aussi parce qu’elle possède aussi son individualité et sa liberté de maintenir en chaque incarnation sa personne propre et le même détachement étrange qui lui permirent de jouer dans des films comme celui et Elle, plus récemment, de Paul Verhoeven, comme elle l’explique dans le dernier numéro des Cahiers du Cinéma. C’est au travers d’actrices telles qu’Huppert que le jeu se dévoile et que l’on sent le souffle de vie du réalisateur, tel … souhaitant animer sa statue d’argile, passer au travers de ce qui est –jusqu’à nouvel ordre- central au cinéma de fiction : les acteurs. Jouant d’une rigidité inhumaine qui laisse transparaitre en un subtil rictus toute la folie de son être -ou bien son désir, ou encore son désespoir- elle se donne de même de façon troublante aux accès de folie virulents d’Erika, apte à instaurer un malaise essentiel mais différent de celui du Elle de Verhoeven, car non comique et radical. Voilà où s’arrête ma connaissance du jeu de la Bovary Ecorchée du cinéma français, mais il me semble juste de dire qu’elle siège parmi les plus grandes actrices françaises.
Incarnant ici avec brio l’égoïsme inhérent à la société des arts et à celle de notre société en général, ainsi que le dévoiement des relations de sujets à sujets qui se transforment en relation de sujets à objets, le corps de l’acteur est comme entraîné dans une valse de marionnettes et est central à la composition même de l’œuvre. Partout il est essentiel et les décors ne font que soutenir sa présence, alimenter de façon directe sa définition. Erika, du début jusqu’à la fin, se jette corps et âme, mais surtout corps et corps, sur le piano qui parle pour elle, sur la lame de rasoir qui fait taire son vagin, sur le pénis de Walter, incarné par un Benoit Magimel pas aussi bon qu’Huppert, un peu trop théâtral mais délicieusement vicieux dans les 30 dernières minutes, qui lui permet d’assouvir les besoins d’un corps trop longtemps opprimé et esseulé, sur le corps de sa mère, avant dernier recours pour enfin se sentir frémir, avant dernier recours pour enfin se sentir vivre au sens charnel du terme, au sens de ressentir, d’aimer et d’être aimé.


C’est donc dans une quête d’éveil désespéré qu’Erika se jette, et chaque plan propose sur notre écran comme sur un plateau les mets délicieux que sont les personnages, gibiers les uns pour les autres pour la survie de leur espèce solitaire. Et lorsque nous devons s’exposer à la vue d’autres sur le fil tenu de la vie, comme Erika projeté sur la glace d’une patinoire perchée sur ses talons stricts et moroses, c’est avec avec la même douleur qu’un plongeon de main dans une poche pleine de débris de verre.

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le 13 juil. 2016

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