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La Plateforme (« El Hoyo » en espagnol) tombe à point nommé en cette période de confinement. Premier long métrage du réalisateur espagnol Galder Gaztelu-Urrutia, celui-ci nous propose un scénario horrifique mais terriblement réaliste de la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui.


Un film de science-fiction largement primé cette année


Cette nouveauté Netflix aurait dû avoir sa place au cinéma français par le nombre de trophées remportés : prix du public au festival du film de Toronto 2019 (Canada), Goya des meilleurs effets-spéciaux et quatre prix au festival du film de Catalogne Sitges dont celui du meilleur film (Espagne). Car le film est à la croisée stylistique de plusieurs blockbusters. Il s’apparente sensiblement à Transperceneige de Bong Joon-Ho pour le fond (lutte de classes), à Cube de Vincenzo Natali pour la forme (série B) et à Saw V de David Hackl pour la morale (« l’union fait la force »).


Le film commence par le réveil de Goreng (Ivan Massagué), homme droit et vertueux, près d’une fosse en compagnie d’un vieil homme nommé Trimagasi (Zorion Eguileor). Il se trouve au 48ème étage (un « bon numéro » selon son voisin de cellule) d’une étrange prison dont le principe est simple. Dans cette tour, deux personnes par niveau, un nombre inconnu de niveaux, et une plate-forme remplie de nourriture. « El Hoyo », c’est cette plateforme aux pérégrinations infinies entre « arriba » (le haut) et « abajo » (le bas) pour nourrir les prisonniers. Chaque étage est numéroté, et Goreng comprend que beaucoup d’autres personnes se situent sous ses pieds, tandis que d’autres sont mieux lotis au-dessus. Au sommet (niveau Zéro), une Administration gère les prisonniers et leurs repas journaliers.


Métaphore intelligente de la surconsommation humaine


Toute personne change de niveau aléatoirement chaque mois. C’est pourtant bien la même situation qui se reproduit à chaque fois. Ceux du haut se goinfrent toujours, devant les agapes exquis du buffet, ne laissant que des miettes à ceux du bas. Évidemment, le privilège des nantis est toujours plus fort que la logique du partage. D’autant plus qu’il est interdit de garder de la nourriture sur soi au risque de se faire mystérieusement brûler ou geler sur place (peut-être pour dénoncer le réchauffement climatique ?). Le choix d’une lumière rouge constante, ainsi que quelques scènes relativement « gores », rappellent le comportement sale et égoïste de l’homme. Tristement, la structure rectiligne et nivelée de la prison est clairement révélatrice de la répartition inégale des richesses de notre monde.



Galder Gaztelu-Urrutia : « Pour toutes les lectures qu'on peut en faire, au-delà de la métaphore principale : à un moment, l’humanité va devoir traiter la question de la juste répartition des richesses. »



Goreng se retrouve par la suite avec Imoguiri (Antonia San Juan), femme émanant de l’Administration qui connait bien le système accompagnée de son chien. Cette environnementaliste végétarienne essaie doucement de convaincre les autres de rationner la nourriture qu'ils mangent. Elle garde l'espoir qu’une « solidarité spontanée » apparaisse. Goreng, se postant comme l’homme providentiel, décide donc de répartir équitablement la nourriture avec plus de fermeté. Il réussit, à l’aide de son troisième co-détenu Baharat (Emilio Buale) cette distribution en descendant chaque étage sur la plateforme. Pourtant, chaque duo est difficile à convaincre, ne respectant que son instinct de survie : manger le plus possible. Les deux hommes ne peuvent imposer leur morale qu’à l’aide de barres en fer pour se faire respecter. Rappelant sensiblement le monopole de la violence légitime de Max Weber nécessaire au bien commun.


Des « sous-lectures » pour repenser notre société


La nourriture représente donc la richesse, la thésaurisation et le gaspillage, peut-être même par extension l’ensemble de nos ressources. Plus nous descendons, plus la situation est triste et sans espoir. Toutefois, au-delà de la structure verticale incarnant les différentes couches sociales, beaucoup d’autres signaux sont dispersés tout au long du film. De quoi nous donner, à partir d’éléments-clés, une pléthore d’interprétations possibles.



Galder Gaztelu-Urrutia : « Nous souhaitons que le spectateur, en sortant de la salle, reste en présence de toutes ces questions, qu'il commente, qu'il lance des discussions, des débats et toute une réflexion. »



[DÉBUT SPOILERS ]



  • La panna cotta : Goreng et Baharat croisent un sage en fauteuil roulant. Il leur demande ainsi : « Avez-vous réfléchi à un symbole pour que l’Administration comprenne votre quête ? ». Voilà, il leur manquait la « panna cotta », dessert à faire remonter au niveau Zéro. En effet, garder la panna cotta jusqu'à la fin est un symbole de réussite du partage social puisque tout n’a pas été dévoré. La véritable « fin du film » serait donc marquée par la scène où le chef cuisinier vitupère contre ses cuisiniers, pour un cheveux laissé dans la panna cotta. Le haut ne comprend pas le message émis, pensant simplement que la panna cotta était immangeable.

  • Les prisonniers et le système carcéral : Sans ambages, la prison est le système dans lequel nous vivons. Il est donc aisé de blâmer un leader ou un système (capitalisme, communisme, libéralisme). Or les prisonniers prouvent que c'est l'attitude de chacun qui compte pour changer le « tout ». Nous sommes tous des prisonniers de la matrice. Peu importe que vous soyez révolté (Goreng), rebelle (la mère), aliéné par la publicité (couteau de Trimagasi), administrateur (Imoguiri) ou religieux (Baharat), il est impossible de sortir de la prison. La répartition est aléatoire. Il y a même des sages (homme au fauteuil roulant), des cupides (homme entouré d’argent) et des guerriers (les derniers qui se battent). Tout le monde essaie de survivre, peu importe aux dépens de qui (anthropophagie).

  • Le livre de Don Quichotte : Deux interprétations découlent du livre apporté par Goreng dans sa cellule. D’une part, la volonté d’envoyer un message au niveau Zéro est similaire au combat de Don Quichotte et de Sancho, un combat noble mais imaginaire. Blessé et épuisé à la fin, peut-être que rien ne s’est passé comme prévu. Goreng y meurt d’épuisement. D’autre part, le livre de Don Quichotte incarne l’éducation. C’est la première chose qui m’est venue à l’esprit en le voyant manger le livre pour survivre. Véritable messie, l’éducation peut être un moyen de changer le système.

  • La petite fille : La petite fille cachée au dernier étage, dans les bas-fonds de la prison, est une allégorie de la vie. Elle apparaît au moment où les deux hommes atteignent la fin de leur épopée immersive à l'étage 333, complètement épuisés. La fille est sûrement une hallucination du protagoniste mourant. Par ailleurs, cette petite fille incarne l’innocence, au dernier étage, nous rappelant que nous naissons pur et non aliénés par le système.

  • Le nombre d’étages : Le trou est en fait plus profond que ne l''estimait le protagoniste. La pauvreté de notre monde serait donc pire que nous l’imaginons, surtout pour ceux du « haut » (les plus riches). Le nombre 333 est aussi révélateur d’un monde infernal, avec le nombre de 666 prisonniers évoquant le Purgatoire. Plus simplement, le niveau Zéro représente le gouvernement et les niveaux 1 à 333 représentent les classes sociales, allant des plus riches (niveau 1) à la pauvreté la plus extrême (niveau 333).


[FIN SPOILERS ]


Beaucoup d’autres interprétation sont possibles. Ce film n’est pas un film de science-fiction et d’horreur littéral, mais une analogie avec la réalité. C’est en tout la première fois depuis longtemps que tant de problématiques ne sont soulevées a posteriori du visionnage. Enfin, je relierais ce film au passage de Mythologie écrit par Rolland Barthes en 1957, à propos de la bourgeoisie, qui tente de guider le monde par sa morale : « Le statut de la bourgeoisie est particulier, historique : l'homme qu'elle représente sera universel, éternel ». Toute personne, même la plus riche, est susceptible de changer d’étage. Alors n’oublions jamais ceux situés de manière contingente en-dessous de nous, dans une période de confinement où les inégalités sociales parlent d’elles-mêmes.


Un film à voir absolument !

SoniaMichigan
8
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Créée

le 3 avr. 2020

Critique lue 525 fois

Sonia Michigan

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