Rares sont les cinéastes qui, comme Clouzot, se sont continuellement mis en danger en repoussant les limites de leur art. Ne pas se reposer sur ses acquis, tenter, explorer, expérimenter voici les maîtres mots d'un cinéaste qui fut continuellement en soif de renouveau. On se souvient que, dès son premier film, il laissait transparaître de véritables ambitions artistiques en tentant de reproduire l'esthétisme allemand ou la folle rythmique des comédies US. On peut également citer la modernité de Quai des orfèvres, les qualités graphiques de Manon ou encore l'expérimentation artistique du Mystère Picasso. C'est en suivant cette logique qu'il voulut franchir le pas du cinéma expérimental avec L'Enfer dans lequel il devait se réapproprier les qualités de l'art cinétique et des travaux de Vasarely. C'est notamment à cause de l'échec de ce projet que La Prisonnière vit le jour : cette histoire reliant pernicieusement modernité artistique et sexuelle, lui donne un bon prétexte pour adapter enfin les expérimentations esthétiques abandonnées précédemment. C'est d'ailleurs là le principal problème de ce film qui ressemble étrangement au brouillon de L'Enfer.

Un brouillon, certes, mais pas dénué d'intérêt. Car une nouvelle fois, comme il a pu le faire avec La Vérité, Clouzot se mue en spectateur attentif de son époque et pose un regard critique sur le microcosme Parisien de cette fin des années 60 : la libération des mœurs va de pair avec celle de l'art, on rejette les schémas traditionnels pour considérer le sexe et les œuvres d'art comme des produits de consommation courante, on se vautre dans le libertinage comme on se perd dans une course au futile... La satire du milieu bobo n'est pas toujours très fine mais elle demeure efficace, notamment lors de la séquence de l'exposition durant laquelle la superficialité bourgeoise trouve son cruel reflet dans le snobisme du milieu artistique. Bien sûr, à cette époque dominée par la Nouvelle Vague, la position adoptée par Clouzot peut être vue comme étant celle d'un rétrograde se contentant de fustiger le monde nouveau. Mais notre homme prend plutôt le parti de l'entomologiste qui porte un regard clinique et sans concessions sur le petit monde qui l'entoure, mettant en exergue les maux de son époque et notamment le goût pour le paraître : heureux, amoureux, libre. Seulement, enchaînés nous sommes et prisonniers nous demeurons, que ce soit de notre milieu ou de nos pulsions, même en 1968 en pleine révolution des mœurs.

Son propos, il le conduit à travers un triangle amoureux mettant aux prises des personnages esquissés à gros traits : Josée est tiraillée entre deux impuissants, entre un mari qui ne bande que pour son art et un amant qui ne jouit que pour les photographies SM. Cette relative faiblesse dans l'écriture, on va la retrouver tout au long du film, avec une histoire qui semble être un mélange sommaire de Blow Up et de Peeping Tom. Les références à ces deux films sont d'ailleurs bien trop visibles, tout comme les poncifs (sur le voyeurisme ou les relations SM) qui sont collectionnés sans trop de retenue. Moins précis, moins fin que les films précédents de son auteur, La Prisonnière intrigue parfois mais ne convainc jamais totalement. La seconde partie, qui alterne maladresses et inspiration, tension (la confrontation sur le toit) et instant quelconque, témoigne du désintérêt probant d'un cinéaste pour sa propre intrigue. C'est moins le fond que la forme qui intéresse Clouzot et cela se ressent fortement au fur et à mesure que l'on se rapproche de ce final tant désiré : le jusqu'au-boutisme de la situation est atteint (Josée est prisonnière de tout, même de son corps) et le délire visuel peut prendre forme, rappelant quelque peu les expérimentations faites par Kubrick avec 2001. Esthétiquement, le final est remarquable. Dommage que pour y parvenir, Clouzot ait sacrifié le reste de son film.

Malgré son aspect décousu et foncièrement imparfait, La Prisonnière mérite toutefois notre attention. Parce qu'on retrouve épisodiquement la verve de Clouzot, son aptitude à la satire (le milieu bourgeois, l'élitisme parisien) ou son regard désenchanté porté sur ses semblables (on retrouve le thème de la duplicité humaine, avec des êtres faits de contrastes et de contradictions). Parce qu'on peut enfin apprécier ses expérimentations entreprises pour L'Enfer : travail sur les couleurs, le son ou les textures. Et puis surtout, parce qu'on retrouve son attention toute particulière portée sur l'humain et surtout la femme. À travers les expérimentations visuelles et le fatras psychologique, on retiendra surtout sa manière de sublimer la femme (Elisabeth Wiener), de rendre compte avec justesse du trouble qui la gagne lorsqu'elle accepte ses perversions (superbe scène de la séance photo avec Dany Carrel) ou croit de nouveau à l'amour (délicieuse escapade des deux amants au bord d'une mer déchaînée). La Prisonnière constitue finalement la dernière preuve laissée par le cinéaste à son public afin qu'il prenne conscience que son œuvre fut à l'image de ses personnages : vivante et complexe.

(6.5)

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le 3 août 2023

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Procol Harum

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