Amat Escalante n’est pas un réalisateur qui a froid aux yeux. A l’image d’une certaine vague du cinéma mexicain qui voit en son sein, Michel Franco ou Carlos Reygadas, le cinéaste aiguise son style entre une forme documentariste austère et une violence visuelle sèche non loin d’une certaine complaisance, à la fois esthétique et morale. Et La Région Sauvage continue le sillon tracé par Escalante, même si cette fois la violence du réel est suppléée par sa rencontre avec le fantastique, donnant alors une œuvre hybride et fascinante.


Pendant qu’Escalante nous décrit un quotidien morne et déliquescent, avec cette petite famille qui se liquéfie à cause des divers mensonges et d’une réalité sociale difficile, une cabane abandonnée au fin fond d’une forêt « originelle » cache en son antre une « chose » qui voit s’éclater toute forme de rationalité et qui va assouvir tous les plaisirs les plus primitifs: un alien, au graphisme tentaculaire, sorti d’une météorite venue s’écraser sur la Terre et qui fait l’amour comme personne. Comme un Dieu, dieu de la luxure, qui libère nos pulsions les plus enfouies. Dans sa manière de découper son film, La Région Sauvage ressemble un peu à Under the Skin. Les deux œuvres n’ont certes rien en commun dans leur sous-texte thématique même si elles placent la femme en leur épicentre, mais les réalisateurs ont la même approche quant à l’utilisation de la science-fiction : expliciter l’aspect fantastique et sa connotation sexuelle avec vigueur et violence dans une ambiance inquiète, tout en le catapultant dans un univers esthétique naturaliste flamboyant et documentariste.


La Région Sauvage n’est pas un film d’anticipation qui crée une mythologie, mais un film fantôme qui accroît son étrangeté tapie dans l’ombre, qui délite sa réalité pour mieux la contempler, et qui multiplie les scènes coup de poings pour démystifier leur vanité. Amat Escalante reste ancré dans le réel et n’écrit pas une œuvre de science-fiction à proprement parler. Le réalisateur mexicain garde un rapport très austère à sa description du quotidien : comme peut le faire un certain Michael Haneke. La Région sauvage est fait la plupart du temps de plans fixes, à la lumière naturaliste et sans aucun accompagnement sonore (ou presque).


Le style est aride et assez opaque pour voir s’entretenir une certaine forme d’empathie pour ce qui se déroule à l’écran. C’est la limite du cinéma d’Amat Escalante, même si l’émotion lacrymale n’est pas du tout une volonté du mexicain, qui se veut plus nihiliste qu’autre chose. Qu’on se le dise, un cinéaste comme lui ou Carlos Reygadas sont des artistes qui aiment parler du Mexique et de ses dérives contemporaines. La beauté esthétique se fait sensorielle et aussi dérangeante. L’érotisme ésotérique du film est mélancolique (le chef op’ est celui de Lars Von Trier), démonstratif mais extrêmement froid dans sa mise en scène.


Tout comme dans Heli, la violence sociale et militariste ne peut être remplacée que par l’onde de choc qu’est le sexe, et le plaisir qui en découle. Et la Région Sauvage devient même la suite logique d’Heli, prend à bras le corps le thème de l’éveil sexuel et de l’acceptation de soi: la dernière scène nous montrait un couple en plein ébat sexuel, torride et libérateur. Sauf que là, les choses ont changé : le « couple » a grandi (ce n’est pas le même) et le rapport sexuel du couple est devenu une sorte de passage obligatoire, une action sans plaisir : tirer un petit coup devient aussi intéressant que se laver les dents ou faire la tambouille quotidienne pour les gamins. Cette misère des mœurs, agencée par l’âpreté journalière, entre le boulot et les gosses, peint avec férocité une société et une cellule familiale mexicaines qui marchent sur la tête et qui voient la femme être la victime de la pression contemporaine.


Comme dans l’œuvre de Jonathan Glazer, le fantastique est une métaphore de la réalité, celle d’une libération féminine dans un monde misogyne ou homophobe et qui aussi lie le sexe à la mort. Et même si le versant documentaire prend parfois le pas, Amat Escalante arrive à créer de réels personnages, notamment féminins, passionnants à regarder : comme cette femme addict, Veronica, au bord du précipice où le plaisir est aussi synonyme de mort; ou encore cette mère de famille qui tente de se retrouver en tant que femme.


Alors qu’Heli était influencé par Larry Clark, La Région Sauvage se rapproche du Festin Nu de David Cronenberg et surtout de Possession de Andrzej Zulawski. L’apparition de l’aspect fantastique permet à Amat Escalante de façonner des séquences marquantes, proche du Hentai (« Urotsukidoji »), et de mélanger le réel au mystique. Dans cette forêt, qui cache des partouzes d’animaux, la nature se fait plus foisonnante et dissimule aussi bien le plaisir que le mal incarné. La Région Sauvage est un film fort, frontal dans sa manière d’aborder ses sujets et qui détient une austérité un peu morne voyant s’immiscer en son antre une sexualité mortifère fascinante.


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le 29 juil. 2017

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