En 1948, Howard Hawks réalise son premier western, « La Rivière rouge », dans lequel il réunit John Wayne, propulsé sur le devant de la scène par John Ford en 1939, et Montgomery Clift, qui tourne alors son premier film (finalement, en raison du retard pris par le film de Hawks, Clift sera d’abord à l’affiche de « The Search »).


Tom Dunson et son ami et fidèle compagnon, Groot, font partie d’une caravane qui emprunte la longue et périlleuse route entre la Californie et le Texas. Un beau jour, Tom fait part de son désir de quitter la procession ; il a en effet repéré des terres qui lui semblaient accueillantes, et souhaite s’y établir afin de réaliser son rêve : bâtir un ranch pour y élever du bétail.


Malgré les protestations du chef de la caravane – qui ne souhaite pas voir partir l’un de ses meilleurs tireurs, en plein territoire indien – et les suppliques de la femme qu’il aime, Dunson s’en va en la seule compagnie de Groot. Le soir-même, alors qu’ils campent sur la berge de la Rivière Rouge, ils sont témoins, impuissants, de la destruction du convoi. Le lendemain, après avoir recueilli Matt, un jeune adolescent, seul rescapé de l’attaque, ils traversent le fleuve et reprennent leur route vers la terre dont Dunson rêve.


Quatorze années plus tard, Dunson est désormais le plus grand propriétaire du Texas. Malheureusement, le sud a été dévasté et appauvri par la guerre de Sécession. Pour éviter la faillite, Dunson n’a d’autre choix que d’entreprendre le dangereux voyage vers le Missouri, où il espère pouvoir vendre ses bêtes. Avec Matt, désormais un cow-boy aguerri, Groot, ses hommes et une nouvelle recrue, un homme roublard et habile aux armes du nom de Cherry, Dunson se lance dans l’aventure, avec ses quelques dix mille têtes de bétail ; un voyage de cent jours et plus d’un millier de kilomètres.


Le film de Hawks, à l’image de cet immense troupeau de bovins, se met en route lentement, tranquillement, paisiblement. Le réalisateur prend le temps de poser son cadre, ses paysages déjà magnifiques et ses personnages, immédiatement attachants. Sans même s’en rendre compte, l’on est pris dans l’élan du film, et l’on suit avec plaisir les étapes qui rythment la progression des cow-boys et de leurs bêtes. Avec toute l’habileté qu’on lui connaît, et qu’il déploiera de nouveau en 59 lorsqu’il réalise « Rio Bravo », Hawks immerge le spectateur dans l’atmosphère de cette odyssée. L’on prend le café avec ces rudes bouviers, l’on scrute avec la même appréhension l’horizon menaçant dans la crainte d’apercevoir les indiens, et l’on plonge dans le quotidien des hommes, au plus près – comme l’illustre ce choix de caméra, placée en retrait à l’intérieur d’un des chariots, qui offre une vue subjective au spectateur lors de la traversée du fleuve.


L’immense tour de force d’Howard Hawks, c’est de faire d’un sujet extraordinairement simple, et, sur le papier, loin d’être spécialement séduisant (en tous cas pour moi), une grande aventure à dimension humaine. L’on s’intéresse à l’individu, aux caractères. Les personnages bénéficient d’une belle qualité d’écriture, d’une grande profondeur, et tous d’une interprétation remarquable. À chaque film de la période classique, ou presque, j’ai l’impression de me répéter, mais voir un casting d’exception jusqu’au moindre second rôle est toujours un plaisir immense et je tiens à le souligner (surtout que ce n'est pas tout à fait la même chose de nos jours...).


Ici, c’est John Wayne qui possède le personnage le plus complexe, une personnalité aux abords rudes, rêches et intransigeants, qui dissimule des brisures intérieures, n’étant pas homme à s’ouvrir ou à s’épancher. Tyran brutal, qui ne souffre pas la discussion, il précipite sa chute. Wayne, qui joue souvent (euphémisme) le même genre de rôle, insuffle au personnage une certaine gravité presque tragique ici. La légende veut que John Ford – son premier bienfaiteur –, en découvrant le film de Hawks, fut impressionné de découvrir que Wayne savait finalement bien jouer…


Les autres personnages sont un peu moins nuancés, mais demeurent crédibles et intéressants. On retrouve avec délice Walter Brennan, sa voix et ses manières inimitables, en second rôle bavard, grincheux et adorable. Montgomery Clift, pour une première, s’en sort très bien, et, même si elle n’arrive que tardivement dans le film, la belle Joanne Dru campe un personnage féminin fort, perspicace et volontaire, dont le rôle s’avère capital. Hawks avait également esquissé un protagoniste extrêmement prometteur, incarné par John Ireland dont le charisme animal transparaît dans les rares scènes où il apparaît. Toutefois, les vices de l’acteur (trop régulièrement alcoolisé ou drogué sur le plateau), ou son succès auprès de Joanne Dru, au grand dam du réalisateur, limitèrent malheureusement son temps d’écran.


Les enjeux développés par le réalisateur, dans cette grande épopée, s’attachent surtout au traitement des rapports entre les hommes. Dunson, qui se comporte en tyran avec ses hommes, perdant leur loyauté, alors qu’il tente de maintenir sa barque à flot, de la seule manière qu’il connaît. Les relations complexes de Dunson et de Matthew sont également prépondérantes. Mais, au-delà de cela, c’est toute une ambiance de violence et de compétition masculine perpétuelle qui est moquée, décriée : l’on fait assaut de menaces avant de faire parler les armes, et les problèmes sont bien souvent réglés au six-coups. Un état d’esprit qui fait d’ailleurs écho à l’ambiance "machiste" des pokers nocturnes de Hawks et de Wayne qui agaçait Clift.


« La Rivière rouge » est encore un autre chef d’œuvre de Hawks, qui, sous des dehors simplistes d’histoire de transport de vaches, possède une immense richesse. Dans des paysages magnifiques, avec des acteurs exceptionnels, au son de la bande originale épique de Dimitri Tiomkin et sous une photographie superbe, nous vivons avec ces cow-boys une épopée humaine grandiose, aux forts accents de perfection.

Aramis
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le 8 juil. 2015

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