[Critique à lire après avoir vu le film]

Depuis Entre les murs, l'école est un sujet d’élection qui ne s'est jamais démenti. Un Pas de vague est d’ailleurs annoncé en France prochainement. Le jeune İlker Çatak en propose sa lecture, dans un collège allemand. Coup d'essai, coup de maître : le film a rien moins que "secoué l'Allemagne" comme le clame l'affiche, et raflé pas mal de prix. S'il n'est pas exempt de qualités, il est aussi lesté d'un grand nombre de travers qui rendent difficilement compréhensible un tel dithyrambe.

La salle des profs joue également dans la catégorie des "thrillers reposant sur un dilemme moral", art dans lequel excellent notamment les frères Dardenne ou Asghar Farhadi. Ce genre est souvent l'occasion de faire passer des messages sociétaux. Pour ce qui est du thriller, passée la première heure en effet prenante, il s'essouffle un peu. L'intrigue se révèle assez artificielle, truffée d'invraisemblances. Quant aux messages, ils sont, défaut classique des premiers films, trop nombreux avec la volonté manifeste de produire une oeuvre riche - qui trop embrasse mal étreint.

De quoi est-il question ici ? De Clara, une jeune enseignante en maths et éducation physique (autrement dit un esprit sain dans un corps sain), pleine de beaux principes éducatifs qui vont être mis à rude épreuve. Elle officie dans un gymnasium : le site critikat m'apprend qu'il s'agit en Allemagne d'établissements d'élite, recrutant les élèves les plus méritants. C'est un élément intéressant de l’intrigue, mais comment le spectateur non allemand le comprend-il ?... Toujours est-il que ce collège, comme souvent les établissements renommés, pratique une stricte discipline, résumée par le fameux "tolérance zéro". Cette radicalité amène la direction à faire irruption dans une classe, faire sortir les filles et demander à tous les garçons de montrer leur porte-monnaie. Une scène similaire était montrée dans Les herbes sèches, d’un autre Turc resté, lui, au pays, ce qui permet au passage de mesurer l’abyme qui sépare les deux films...

Pourquoi les garçons ? Car c'est un garçon qui a été désigné d'un hochement de tête par l'un des délégués de classe. Première invraisemblance : il n'y avait pas moyen de le surveiller discrètement plutôt que d'opter pour un tel psychodrame ? Et, si l’on a une idée du coupable, pourquoi le confondre publiquement ? Coïncidence, le jeune Ali, qui était pourtant soupçonné à tort, avait précisément ce jour-là dans sa bourse beaucoup d'argent dis donc ! Manque de bol, cet argent lui avait été donné par ses parents. Plus qu'à s'excuser. Pourquoi alors le délégué a-t-il désigné Ali ? Par racisme bien sûr (à moins que ce ne soit par grossophobie ?). Car La salle des profs est une dénonciation du racisme larvé outre Rhin, attendue de la part d'un cinéaste d'origine turc. Ce combat anti-raciste n'empêche pas les clichés : le père (turc ?) du jeune Ali déclare que si son fils vole il lui "casse les jambes". Pour charger la mule, Çatak a fait de son héroïne une Ostie d'origine polonaise. On est donc plus distant avec elle, voussoiement de rigueur. Comme elle ressent cette ostracisation à bas bruit, elle demande à son collègue Dudek, lui aussi d'origine polonaise, de lui parler en allemand. Le message est appuyé.

Après la scène de la dénonciation insidieusement obtenue par l'équipe enseignante, cette intrusion en classe doublée d'une erreur a traumatisé Clara. Pourquoi serait-ce un élève ? Surtout lorsqu'elle surprend une collègue piquer l'argent de la tire-lire à café dans la salle des profs. Deuxième invraisemblance : jamais quelqu'un ne prendrait le risque de faire cela sans être seul dans la pièce ! Toujours est-il que Clara décide de tendre un piège au voleur, en sortant des billets de son portefeuille, avant de les remettre dans la poche de sa veste et d'enclencher sa webcam. Sa découverte du bras plongeant dans cette poche est un joli moment de suspense, d'autant que Clara, dérangée, est obligée de se rendre aux toilettes. Troisième invraisemblance : s'isoler pour regarder cette vidéo aurait dû être son premier réflexe. Mais là, ça permet d'alimenter artificiellement la machine à frisson.

Un bout d'étoffe très particulier désigne frau Kuhn, une secrétaire. Puisque celle-ci s'indigne logiquement, l'affaire se retrouve dans le bureau de la directrice. La suspecte pique une crise, sort son portefeuille vide. On imagine bien que, se sachant démasquée, elle n'a pas laissé les billets volés dans celui-ci, non ? Quatrième invraisemblance : plutôt que d'appeler la police, qui aurait pu fouiller le bureau et accessoirement vérifier que personne ce jour-là ne portait le chemisier vu sur la vidéo, elle la laisse rentrer chez elle. Suspendue tout de même. Un drame qui va toucher d'autant plus l'enseignante que le fils de frau Kuhn, Oskar, est son élève préféré, le meilleur en maths. Coïncidence encore, élément artificiel pour faire monter la sauce.

Ce qui fragilise Clara, c'est le moyen qu'elle a utilisé qui ne respecte pas le fameux droit à l'image, celui qui interdit de filmer les gens à leur insu. Lorsque Dudek le lui fait remarquer, elle se sent basculer dans le camp des coupables. Une culpabilité qui la ronge, au point de ne rien savoir répondre à l'exclue qui vient faire un scandale dans une réunion de parents. Clara eût pu rétorquer : "vous êtes bien la femme qui m'a volé pendant que j'étais en cours ? la scène a été filmée, l'affaire est entre les mains de la justice", mais non, elle se laisse crucifier. Pire, plus loin, alors qu'Oskar lui a volé son ordi, l’a frappée avec puis a balancé ledit ordi à la flotte, elle trouve encore le moyen de le défendre afin qu'il ne soit pas exclu. Certes, on comprend parfaitement que l'enfant soit révolté par ce qu'il ressent comme une injustice concernant sa mère. De là à tout tolérer... On se demande un peu comment une telle femme a pu atterrir dans un établissement vantant sa tolérance zéro. Elle pense bien à démissionner mais ses collègues, vous savez ceux qui ne l'ont jamais soutenue, protestent que ça compliquera la vie de tout le monde. Alors elle reste. D'autres invraisemblances viennent lester le film : par exemple, à plusieurs reprises Clara abandonne sa classe sans surveillance ; assez étrange de la part d'un établissement aussi strict sur la discipline. Enfin, on espère qu'une copie a été faite de la vidéo compromettante ? Mais, vu le ton général du film tendant à dramatiser à peu de frais, on doute un peu...

Comme Çatak trouve que le compte n'y est toujours pas, il a imaginé une interview de Clara dans le journal du collège. Ces élèves, dans leur aplomb, m'ont paru avoir plutôt la maturité de lycéens, mais bon... On le sentait venir, ils vont produire un papier à charge, d'une malhonnêteté absolue, d'autant que Clara a parfaitement bien répondu aux questions. Voilà notre héroïne davantage encore ostracisée.

Elle finit quand même par craquer. Dépose les armes. D'abord dans une belle scène où elle demande juste à une collègue de la prendre dans ses bras. Ensuite, lorsqu'elle s'enferme avec Oskar qui est revenu malgré son exclusion. Sans rien faire. L'ultime image montre deux policiers le portant sur sa chaise pour le sortir de l'établissement. Cette fin m'a un peu désarçonné mais je la trouve après réflexion très réussie dans son ambivalence : Oskar est certes l'enfant-roi tel que l'a un peu défendu Clara tout au long du film, mais le résultat est tout de même son exclusion.

Ce scénario aux ficelles un peu trop voyantes est servi par une réalisation sans surprise : format 4:3 très en vogue pour faire ressentir la sensation d'enfermement, caméra à l'épaule pour suivre l'héroïne, très peu de plans larges, musique intervenant pour souligner qu'il se passe quelque chose (même si je l'ai trouvée de qualité pour une fois). On afflige Clara d'un bandeau autour du cou pour signifier qu'elle est prise à la gorge : subtil. L'une des rares idées intéressantes de mise en scène est l'utilisation un peu partout des portes et parois vitrées qui, mettant chacun sous surveillance, accentue la tension.

Ce n'est pas tout car il y a un sous-texte. Ce collège d'élite se veut une métaphore de l'Allemagne, "premier de la classe de l'Europe" qui n'en a pas fini avec le traumatisme du nazisme. A plusieurs reprises, Clara évoque des méthodes qui relèvent selon elle du fascisme. Clara est d'origine polonaise, ce qui n'est pas neutre quant au nazisme. Le chemisier fatal est parsemé d'étoiles dans les tons jaunes. On n'aurait peut-être pas fait l'association sans cette scène où Clara aperçoit une autre femme portant le même chemisier : l'idée était bonne, générant un certain émoi, mais Çatak en fait un cauchemar montrant tout le monde revêtu de la tenue infamante, avec bruits de bottes en fin de séquence. La chaise portée dans l'image finale peut aussi évoquer une cérémonie juive. Rajouter le traumatisme du nazisme à ce gâteau déjà indigeste, était-ce une bonne idée ?... Tout dépend s'il on est gourmet ou boulimique.

Mais cette Salle des profs ne peut être réduit à un geste maladroitement appuyé et racoleur : Çatak sait aussi faire preuve de nuance. Ainsi son enseignante n'est-elle pas dénuée d'autorité ; elle ne se laisse pas dépasser, marque le coup si on triche, confisque un téléphone. Elle est certes trop coulante, par exemple dans l'épisode du briquet, rendu à la seule condition qu'à l'avenir les fautifs se comportent bien. Mais elle sait aussi mobiliser ses élèves, notamment avec le jeu rythmique qu'elle a inventé et qui l'assimile à une cheffe d'orchestre. Montrant les deux tendances antagonistes entre lesquelles ne cesse de naviguer un enseignant, l'excès d'autorité (avec les ravages de la tolérance zéro) et le laxisme (qui aggrave la situation de Clara), le cinéaste sait aussi plaider pour l'enthousiasme et la créativité à travers les initiatives de l'héroïne.

D'autre part, on saluera la sociologie de classe que donne à voir l'auteur. Les enfants ne sont pas d'un bloc, il y a ceux qui ostracisent Oskar car sa mère serait une voleuse, ceux qui prennent son parti car Clara serait une menteuse, les neutres qui ne se positionnent pas, et même le cancre qui ne peut se permettre la rébellion fomentée par Oskar, étant menacé de redoublement. Les enfants osent la mutinerie, mais ils l'oublient dès lors que Clara leur propose de crier de toutes leurs forces, tant le geste est tentant : ils restent donc des enfants, ouf. La sociologie du personnel de l'école est elle aussi judicieusement diverse. Çatak ne verse pas dans la facilité en mettant tout le monde contre notre justicière. Deux profs sont agressifs mais la direction la soutient. Et Clara trouve un réconfort chez certains collègues.

Il serait donc injuste de faire de ce thriller pédagogique, comme on aime le qualifier, un nanar. Il parvient à instiller une certaine tension et la distribution est convaincante, à commencer par l'actrice principale, Leonie Benesch. De là à en faire le phénomène cinématographique de ce début d'année, il y a un gouffre. La salle des profs, ce n'est pas Anatomie d'une chute : il ne suffit pas de jouer sur l'incertitude (toute relative d'ailleurs ici) quant à la vérité. C'est encore moins La zone d'intérêt, le film de Jonathan Glazer comportant à un haut degré ce qui manque à İlker Çatak : des partis pris artistiques. Ce qui est angoissant, ce n'est pas tant le film du jeune cinéaste, mais qu'on le porte à ce point aux nues ! Voyons si la France se montrera plus exigeante que son voisin ? C’est déjà le cas de SC si j’en crois sa note à l’heure où j’écris, en phase avec la mienne.

6,5

Jduvi
6
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Créée

le 18 mars 2024

Modifiée

le 20 mars 2024

Critique lue 21 fois

Jduvi

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