Aborder La Sorcellerie à travers les âges, c’est en quelque sorte entrer dans la légende. Celle du film d’abord, classique primitif du cinéma fantastique et sulfureuse référence de la contre-culture. Celle de son sujet ensuite : la sorcellerie, et plus précisément la sorcière. Perçue à sa sortie comme une charge anticléricale, un objet de propagande contre la religion, donc vouée par beaucoup aux gémonies, l’œuvre présente une sorte de nomenclature des manifestations démoniaques (ou de ce qui était considéré comme tel) sans que soit évoquée, sinon au début et très succinctement, l’histoire même de la magie noire. Le Danois Benjamin Christensen passe rapidement de l’Antiquité égyptienne au Moyen Âge pour montrer que l’on retrouve en tous temps des êtres humains qui, passionnés par les phénomènes surnaturels, tentèrent de les maîtriser sinon de les exploiter. De là à penser qu’ils avaient commerce avec les forces maléfiques, il n’y avait qu’un pas — et il fut vite franchi. À ce stade, un bref survol historique s’impose. En 785, le Synode de Paderborn, approuvé et repris par Charlemagne, condamnait sans retour la croyance aux prestiges diaboliques qui se serait exprimés ici-bas. Ce n’est qu’à partir du Concile de Latran (1176) que, devant la prolifération des sectes hérétiques, l’Église, fidèle à la mission qu’elle s’était assignée et face au raz-de-marée qui menaçait d’engloutir la Chrétienté, commença à sévir. En France, c’est en 1682 que Louis XIV décréta l’abolition des procès de sorcellerie. Une tradition souterraine a cependant subsisté qui, de l’Angleterre néo-gothique du Hellfire Club et de son grand maître Francis Dashwood jusqu’à la Golden Dawn et son plus illustre héritier Aleister Crowley, n’a jamais cessé de prospérer, n’entretenant que de lointains rapports avec les contorsions du bétail d’asile. L’affaire de Loudun, portée à l’écran par Ken Russell dans Les Diables, dénonce la collusion de nombreux procès avec des intrigues politiciennes. Mais c’est l’époque des Lumières chez Rousseau et les Encyclopédistes qui verra sourdre la semence des exactions futures. Voilà sans doute pourquoi Ado Kyrou conseillait de diffuser ce virulent réquisitoire qu’est La Sorcellerie à travers les âges dans tous les lycées du monde.


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Si Christensen se pose en documentariste, c’est à la manière d’un montreur de foire conviant son public à un cabinet de monstruosités. Ce qui le passionne, c’est la fantasmagorie, l’occulte, le délire esthétique pulvérisant les "tableaux" à prétexte exemplairement descriptif. En cet obscur XVème siècle, le commun des mortels tremblait quotidiennement à l’idée de déchoir, de mériter une place en enfer. Que l’Église, dans son institution ou ses représentants particuliers, aient utilisé cette crainte pour asseoir son hégémonie est un fait, mais la paranoïa et la terreur sont le lot quotidien du peuple, qui voit le Malin dans chaque ombre, une malédiction dans chaque accident, une sorcière dans chaque vieille dame courbée. Le moindre signe, le plus anodin des symptômes (tel le fait de ne pas pleurer devant un crucifix) prenait valeur de preuve absolue pour les sinistres sbires de la Sainte Inquisition : sous prétexte de sauver les âmes, ils s’empressaient d’envoyer les innombrables suspects au bûcher. Sans doute le film néglige-t-il l’aspect politique de cette extermination qui, aux dires du commentaire, fit en Europe huit millions de victimes. Mais c’est pour mieux mettre à nu les mécanismes implacables qui broyaient toute personne prise au piège de cette folie collective. La technique de la culpabilité par association, le sadisme des méthodes, les raffinements atroces de la torture permettaient de forger en toute quiétude des signes qui allaient conduire des milliers d’accusés dans les flammes purificatrices. L’onirisme des images s’explique ainsi par leur second degré : les reconstitutions impies et leurs effusions blasphématoires ne figurent que les projections mentales d’esprits affolés par la souffrance. Celui ou celle que l’on martyrise invente ses propres mensonges, conformes à ce qu’on l’attend de son aveu. Il se croit sorcier, le devient et se condamne lui-même.


De ces rêves "rapportés" par des intelligences plus ou moins vacillantes (il convient de rappeler que les sorcières étaient fréquemment des femmes âgées), le cinéaste tire un mémorable chapelet de séquences hallucinantes. Son goût spécifiquement européen de la reproduction d’art (gravures et estampes des maîtres flamands) le fait emprunter à Brueghel, Grünewald, Callot, Dürer, Goya ou Rodolphe Bresdin, à leurs visions torves et au regard douloureusement tendancieux qui est souvent la marque du génie. Au-delà du bric-à-brac des costumes et des accessoires médiévaux, l’œuvre déploie une savante composition qui annonce La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer. Elle donne littéralement corps à ce grouillement extravagant de sortilèges et de maléfices, fascine par son réalisme de l’irréel, par la densité d’une matière faisant renaître des créatures qu’on aurait pu croire figées à tout jamais. L’impulsion communiquée à des formes et des objets inertes, celle qui gagne les visages humains, sont le fait d’un art consommé de l’ombre et de la lumière qui, depuis l’expressionnisme germano-scandinave jusqu’au baroquisme américain, fut souvent source d’éblouissement. Ainsi du film de Christensen, détenteur des secrets d’une caméra-pinceau à coups de projecteurs et de sunlights en pleine lune : c’est le royaume du velouté, de l’obscur éclairé et de la clarté dissoute. L’excellence des maquillages et des trucages (comme l’animation des pièces d’or, obtenue par le très simple subterfuge d’une projection à l’envers), la charge poétique des surimpressions, la fréquence des gros plans signifiants ajoutent à cette science remarquable de la photographie. Comment ne pas songer aux toiles d’un Rembrandt devant l’image d’une jeune fille prisonnière, au fond d’une cave, d’un effroyable chevalet ? Pour autant l’auteur ne se contente pas de citer doctement les peintres auquel il se réfère. Cet univers lui appartient en propre, tout comme son sens de la cocasserie sacrilège (les nonnes dansant une gigue effrénée, les deux vieilles jetant un sort à une maison en maculant la porte de leurs excréments), qui atteint parfois une rare acuité : ainsi du moine fouetté par l’un de ses condisciples, voulant chasser de son corps et de son esprit de mauvaises pensées et qui, les larmes aux yeux, demande à celui qui le châtie : "Ô frère, pourquoi t’es-tu arrêté ?"


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Dans une apothéose de replis suggérés, un bouillonnement constant d’imagination plastique, Christensen inventorie tous les éléments du folklore : peccamineuses concoctant des filtres obscènes, sang cataménial, cultes nécromanciens, curiosités tératologiques, poils axillaires et pubiens, poudre d’os de crapauds séchés ou de chauve-souris, bébés jetés dans des marmites en ébullition, enchantements paillards, métamorphoses bestiales, démons cornus et lubriques, sarabandes infernales de bacchantes baisant voracement le cul du Bouc, chambres lugubres où les suspects endurent la question, apparitions en ombres chinoises d’automates représentant les Enfers, mines hilares et enfiévrées des juges, perversité toute uccellienne de la séquence où, dans le couvent qu’elle mène au délire, une moniale poignarde l’hostie… Avant celui de Mario Bava, le film aurait pu s’intituler Le Corps et le Fouet. Lors des scènes les plus saisissantes, cette effervescence gothique est menacée dans sa continuité par une série de brisures (en général des gros plans de coupe) qui la ramène à une théâtralité évidente, donc à une mise en scène révélée comme telle alors même que ce que l’on voit relève directement du fantasme. Tout se passe alors comme si ces épisodes étaient autant de rêves, les césures au montage correspondant exactement aux réveils brutaux d’un sommeil hypnotique, à des reprises de conscience après des crises de divagation. Et de manière inexorable, via une progression graduée qui infuse tout son discours, le réalisateur fait éclore un ton violemment polémiste. L’horreur nocturne, frénétique et exubérante des rituels orgiaques et des cérémonies sataniques cède à une autre, provoquée par l’inflexible férocité des bourreaux. La blancheur des robes monacales, antithèse de l’univers des sorciers, pourrait être symbole de pureté. Elle ne renvoie en fait qu’à ce qui tient sous cette couleur dénaturée : non seulement l’hypocrisie mais une froide et impitoyable cruauté. L’arrivée des Inquisiteurs suggère un cortège de douleurs, d’oppressions et de tourments, tandis que leur départ n’est que l’abandon, après leurs crimes justifiés au nom d’une morale meurtrière, des pays dévastés et recroquevillés dans la peur.


Des grands cinéastes du réel, Christensen possède tout à la fois l’apparente candeur, l’esprit critique et militant, la capacité de relier le passé au présent, le sens aigu des stratégies formelles. Si l’on peut parler d’enquête documentaire à propos de La Sorcellerie à travers les âges, c’est donc à plusieurs niveaux qu’elle se situe. Mais c’est surtout lors de la dernière partie du film que cette dialectique se cristallise en pleine transparence. Avec le recours aux explications du médecin et la mise en images de quelques cas contemporains issus en droite ligne des travaux de Charcot, le cinéaste ramène posément son sujet, dans la sécheresse d’un cabinet de consultation, à sa dimension strictement psychiatrique. La perspicacité de l’anachronisme témoigne là encore d’un sens subtil du cinéma : si cette conclusion n’élucide pas à proprement parler les faits irrationnels qui la précèdent, elle les authentifie et confère au Diable de jadis — personnification d’un désir érotique frustré et éternellement culpabilisant — la même réalité qu’à l’actrice de naguère. "Pour un sorcier, dix mille sorcières", écrivait déjà Michelet. Il faut y voir la condition misérable faite à la femme au Moyen Âge et le reliquat de très anciens rites de fécondité. Qu’on l’affuble des haillons de la sorcière ou de la camisole de l’hystérique, le "sexe faible" est l’objet d’une semblable persécution à travers les siècles. La hargne de l’auteur est donc celle d’un humaniste qui tend à traiter par le grotesque les ravages de l’intolérance, du totalitarisme, de l’ignorance et de la superstition, en apportant sa pierre au grand édifice du progrès social et philosophique. Raison pour laquelle ce pamphlet météorique aux airs de sabbat païen conserve, aujourd’hui encore, toute sa modernité.


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Thaddeus
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le 5 mars 2023

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