La Strada existe avant tout par la grâce de Giulietta Masina. Le cœur du film bat dans la poitrine de son personnage, Gelsomina. Miséreuse avant d'être arrachée aux siens, maltraitée ensuite, elle apparait d'abord comme une victime. Une fillette sacrifiée à l'ogre des contes de fées par sa propre mère, afin que le reste de sa famille survive. D'une nature réservée et solitaire, Gelsomina est aussi d'une grande bonté. Elle ne médit pas, elle ne cherche pas à enfermer les autres dans ses mots. Mais dès qu'elle est jetée dans le monde, les autres ne se privent pas de tendre pour elle le filet du mépris. Dans leurs bouches, elle est une tête d'artichaut, une pauvresse ou une folle. Puis, à mesure que le film avance et qu'infuse le charme étrange de ce Pierrot féminin, elle devient aussi un objet de désir. Pour l'ogre Zampano, un Hercule de fête foraine qui croit pouvoir la posséder contre quelques bouchées de pain. Et de façon plus équivoque, pour le Fou, un personnage plein d'ironie, mélange de bravoure et de lâcheté. Mais Gelsomina se défie de la cruauté et des assignations. Certes, elle souffre. Tout au long du film, elle subit humiliations et violences. Mais jamais elle ne semble se départir de sa sensibilité, de sa fantaisie, de sa profonde compassion. On la voit dans la boue ou dans la neige, seule, grelottante. Elle esquisse un pas de pingouin empoté, à la Charlot. Et tout s'illumine. Elle traverse sa vie avec douceur et renvoie les hommes à leur brutalité ou à leur ironie railleuse. Elle colore les gris du film du chatoiement de ses mots et de ses sourires d'enfant blessée. Elle parvient même à rendre drôles, par sa délicate nonchalance, par son air un peu absent, des scènes qui, autrement, seraient pesantes. Je pense notamment à un passage du film où Zampano fanfaronne devant une inconnue qu'il a invitée à sa table alors que Gelsomina s'y trouvait déjà, allant jusqu'à laisser cette dernière à l'auberge pour passer la nuit avec sa nouvelle conquête. Dans l'injure et l'indifférence, Gelsomina demeure profondément elle-même et radicalement différente du monde qui l'entoure. C'est sans doute pour cette raison que son image finit par obséder le fou et la brute.


Dans la Strada, Fellini nous montre aussi une Italie de foires et de gargotes. Les bords de route défilent à l'arrière-plan. Au premier plan, la mâchoire virile et crispée de Zampano mange l'écran. Avec ses yeux cerclés par des lunettes de motard, c'est un macho italien jouant à la vedette américaine. Il est celui qui croit connaitre la vie et ses petits plaisirs. Pragmatique, animal, il se préoccupe surtout de sa survie. Il est le larron de toutes les occasions, vivant de ses duperies et de rapine. Il force Gelsomina dès qu'il le peut, semblant penser qu'il faut bien qu'il satisfasse ses besoins et que c'est là la fonction de celle qui partage sa couche. Par certains côtés, il apparait comme le symptôme d'un monde brouillé par la guerre. Par d'autres, il est une figure négative anhistorique, celle de l'homme coupé de sa sensibilité et de sa cervelle. Quant au Fou, il incarne une forme de légèreté et même, pour un temps, la promesse d'une échappée. Funambule virtuose, il est aussi artiste que Zampano est charlatan. Seulement, le courage dont il fait preuve face à la mort ne l'empêche pas d'être pleutre dans la vie. À peine entré dans celle de Gelsomina, il s'impatiente et semble même se jouer d'elle. Il finit par la pousser à retourner à la servitude auprès de Zampano. Ainsi, Zampano ne pense pas, le Fou pense mal et Gelsomina, clocharde céleste, pense de tout son cœur.


La Strada n'est pas seulement un film de caractères. C'est également le film des lieux et des situations qui contribuent à les forger. Sans émailler les images de repères spatiaux ou temporels précis, Fellini parvient à créer une Italie qui rappelle Rocco et ses frères, c'est-à-dire un pays en mutation, encore plein d'échos de Cavalleria Rusticana et des drames du passé. Mais il le fait à sa manière, à la fois réaliste et baroque, là où Visconti proposait une peinture de mœurs vériste.


Le lieu central de La Strada, c'est, bien sûr, la route. À la route en tant que lieu se superpose le motif de la route, c'est-à-dire la ligne de fuite, sinueuse et incertaine. Lorsque la route défile, le paysage s'étiole. Il paraît minuscule et étroit. Mais l'horizon, lui, s'élargit. Seulement, l'horizon ne tient pas ses promesses. Comme le fil tendu par le Fou, il finit par rompre. Cette route, illusion d'une aventure infinie, ne relie en fait que deux plages, celle de la scène d'ouverture et celle de la scène de clôture. La première symbolise la vie simple de Gelsomina avant l'irruption de Zampano. Et dans la scène finale, Zampano s'échoue sur la seconde comme un marin égaré. Il se rapproche alors, mais trop tard, de Gelsomina.


Il faut aussi évoquer la scène de la montre brisée. Sans vendre la mèche, disons simplement qu'elle fait basculer l'intrigue et montre toute la virtuosité stylistique de Fellini. Enfin, le film abonde en petits passages pleins d'intelligence et de malice, comme celui de la procession religieuse et celui du couvent, qui montrent en peu d'images deux facettes opposées de la religion, l'une démonstrative et ostentatoire, l'autre paisible et ascétique. Ainsi, Fellini suggère une critique de l'institution ecclésiastique tout en rendant un hommage discret à la vie simple des religieuses, prêtes à accueillir Gelsomina comme l'une des leurs.


L'ensemble forme un conte sans didactisme, une ode à la sensibilité dénuée de sentimentalisme. Si le film n'est pas sans cruauté à l'égard de son héroïne en lui imposant trop souvent de participer à son propre malheur, il sait mettre en valeur ses profondes qualités. Sous ses airs de femme lunaire, Gelsomina se révèle solaire et rayonnante.

Eurisko
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le 9 déc. 2016

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