Dernier film d'Alfred Hitchcock réalisé sur le sol anglais avant son départ pour Hollywood, La taverne de la Jamaïque est un cas à part dans la riche filmographie du maître britannique. Première adaptation d'un roman de Daphné du Maurier, avant Rebecca l'année suivante puis Les Oiseaux deux décennies plus tard, le grand Alfred surprend en s'écartant de ses précédents longs métrages, du thriller Jeune et innocent au récit d'espionnage Une femme disparaît, pour mettre en scène un film d'aventures en costumes. A l'initiative de l'acteur Charles Laughton qui acheta les droits du roman et produisit le film par sa nouvelle société Mayflower Pictures, La taverne de la Jamaïque souffre depuis du statut, peu enviable, de film mineur hitchcockien, en dépit d'un réel succès public à sa sortie. Une mauvaise réputation somme toute exagérée qu'il conviendra de modérer à l'occasion des 75 ans du film.


Abandonnant son Irlande natale pour les Cornouailles depuis la mort de sa mère, Mary Yellard (Maureen O'Hara) part rejoindre sa tante Patience (Marie Ney) et son mari Joss (Leslie Banks). En chemin, Mary apprend que la taverne, dont son oncle par alliance est le tenancier, est un repaire de brigands. Nullement découragée, celle-ci requiert l'aide du juge Pengallan (Charles Laughton) afin de pouvoir s'y rendre dans les plus brefs délais. Une fois arrivée, Mary constate rapidement que la sinistre notoriété du lieu n'a rien d'usurpé. Au cours de cette soirée riche en désillusions, la jeune orpheline sauve la vie d'un des malfrats, Jem Trehearne (Robert Newton), accusé d'avoir volé une part de leur dernier butin. Tout deux parviennent néanmoins à s'échapper et trouvent refuge chez l'excentrique juge, qui n'est autre que le véritable responsable des naufrages et chef des pilleurs d'épaves.


Du script originel écrit par Sidney Gilliat et Joan Harrison, La taverne de la Jamaïque a subi plusieurs changements à la demande de Charles Laughton. Pressenti au départ pour le rôle de l'oncle Joss, Laughton exigea de jouer Sir Humphrey Pengallan. Seconde modification, non content de devoir remplacer ce personnage d'ecclésiastique, au départ, à celui de juge, les scénaristes durent l'étoffer en multipliant le nombre de ses scènes, et en dévoilant au plus tôt son double jeu. Autre contrariété en sus du suspense tué dans l'œuf pour Sir Alfred, ce dernier eut toutes les peines à sinon diriger, ou plutôt gérer son exigeant acteur-producteur : « Les choses les plus difficiles à filmer sont les chiens, les bébés, les canots à moteur, et Charles Laughton ». Une expérience difficile qui ne l'empêcha nullement de faire de nouveau appel à lui, huit ans plus tard, pour The Paradine Case, avec comme sage précaution de lui donner un rôle secondaire.


A considérer davantage comme une commande que comme une œuvre personnelle de la part d'Alfred Hitchcock du fait des obstacles cités précédemment, La taverne de la Jamaïque n'en demeure pas moins un film à découvrir. Photographié par le chef opérateur Harry Stradling, le long métrage peut compter sur une ambiance soignée, sombre et teintée d'expressionnisme, pour dépeindre les différents paysages et lieux. Et si la pression exercée par la censure et l'ombre du Code Hays hollywoodien pesèrent pour réécrire le personnage de Pengallan, le réalisateur de La Mort aux trousses fit déjà preuve dans les années 30 d'une fétichisation salvatrice : les scènes finales entre l'innocente Mary Yellard et Pengallan, et dont celle où la jeune femme embâillonnée est attachée à une chaise à la merci d'un juge à la perversité sous-jacente depuis leur première rencontre. En somme, une ambiguïté aux antipodes de la prestation d'un Charles Laughton tout en extravagance.


Grimé, avec faux nez et faux sourcils en sus, le personnage tel qu'il l'avait désiré lui offre suffisamment de liberté pour cabotiner avec justesse (?!). Grotesquement jubilatoire. Présenté comme un noble excentrique durant un diner non moins surréaliste, la véritable nature du juge se dévoile à mesure. Au risque de réduire au silence sa jeune partenaire, Laughton crève l'écran comme jamais et marque les esprits. Mieux, la relation tragi-comique entre Pengallan et son majordome Chadwick, témoin privilégié de la folie du juge, permet un contrepoint appréciable.


Finalement, malgré le désintérêt graduel porté par Hitchcock pour ce long métrage et sa place singulière dans son impressionnante filmographie, La taverne de la Jamaïque garde plusieurs attraits notables, en particulier le climat décrit et bien sûr l'interprétation monstrueuse de Charles Laughton et la fraicheur de Maureen O'Hara.


A (re)découvrir.


http://www.therockyhorrorcriticshow.com/2015/10/la-taverne-de-la-jamaique-jamaica-inn.html

Claire-Magenta
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le 19 déc. 2015

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