«Selon moi, ce film ne devrait pas sortir, il a été trop sali.» La phrase vient de son propre réalisateur, Abdellatif Kechiche, fatigué des polémiques qui ont émaillé sa consécration à Cannes. Sa palme d'or n'y changea rien : le cinéaste Franco-Tunisien est un homme en colère qui a très peu goûté aux critiques du syndicat des professionnels de l'industrie de l'audiovisuel et du cinéma à propos des conditions de tournage jugées, par certains, comme proche du «harcèlement moral». Il n'a sans doute pas apprécié non plus les déclarations de ses deux actrices principales expliquant ne plus jamais vouloir tourner avec lui. Des propos forts, surprenants, attestant d'un film pas comme les autres où la violence du récit s'est sans doute mêlée à ceux qui se sont engagés à le raconter.

La Vie d'Adèle est à ce titre une œuvre à plusieurs vies. Les status qui l'ont accompagnés sont multiples, protéiformes et racontent beaucoup d'une société. On se souvient que le bébé de Kechiche, avant qu'il ne le rejette, avait gagné l'approbation du métier. Les critiques l'encensaient, Cannes l'adulait, Spielberg le consacrait. Puis vint le temps du politique : tombé en plein débat sur le mariage gay, le métrage souleva certaines polémiques, notamment d'installer la croyance «dangereuse» qu'on pouvait choisir sa sexualité. Christine Boutin expliquant de raccord que l'homosexualité était clairement devenue «une mode» et que les gays «nous envahissaient». Des propos idiots, maladroits, tenus par une femme qui ne savait manifestement pas de quoi elle parlait. La Vie d'Adèle est une œuvre profonde qui raconte beaucoup de l'individu, ses thèmes sont nombreux, mais aucun n'est politique, encore moins engagé.

Ceux qui y ont vu l'allégeance aux mouvements gays ou aux lobbys féministes n'ont rien compris. Leurs auteurs sont mal informés, il n'est ni question de pousser au choix de la sexualité ni de mettre en avant l'homosexualité. "Ça parle d'une histoire d'amour, ce n'est pas important que ce soit deux femmes, et on l'oublie", déclarait Adèle Exarchopoulos en conférence de presse à Cannes. De la même manière que l'homosexualité n'est pas un choix, Abdellatif Kechiche ne présente jamais les actes de son héroïne principale comme l'esclave d'une société progressiste exhortant aux libertés individuelles. Rien dans l'évolution d'Adèle ne le suggère, on contemple à l'inverse la progression naturelle d'une femme qui se découvre, d'autant plus à l'âge qui est le sien : l'adolescence. La durée du film en est le témoin : les étapes de sa vie sont les chapitres composant le récit qui les raconte.

Le titre en évoque deux, à l'image du nombre de réalisations que devaient initialement comporter La Vie d'Adèle. Puisque le film est long, presque trois heures, étant donné qu'il dépeint les aventures d'une femme largement inspirée de son pendant graphique : la Clémentine du roman visuelle «Le bleu est une couleur chaude», de Julie Maroh. La bande dessinée, de la même façon que son adaptation, présente une violence des sentiments, par la rencontre de leurs héroïnes avec Emma (Léa Seydoux), lesbienne assumée aux cheveux bleus envoûtants. A ce moment là, Adèle se pose encore bien des questions, cherche qui elle est, apprend à définir sa personnalité, à assumer sa sexualité. Et pour elle, l'évidence est là : elle doit sortir avec un garçon. Ses camarades de classe la poussent dans ce sens en provoquant un rendez vous entre elle et Samir.

A son retour, le lendemain, la question pointe tout naturellement : «Tu l'as niqué ?». La question pourrait paraître banale, comme balancée par une jeune fille qui semble avoir trop vite découvert les hommes et le sexe. Elle traduit pourtant l'expérimentation se dégageant de cette période de l'existence, cette manière de goûter, tester, essayer, rejeter. «On goûte avant de dire non.» nous ont tous appris nos parents. L'enfance et son prolongement tient de cette même progression, l'évolution d'Adèle aussi, sa première expérimentation des hommes se révèle un échec pour la jeune femme. «Qu'es ce qui va pas chez moi?» se demande t-elle, confuse. «Tu te découvres» lui répond son meilleur ami. A raison, car c'est le cas, autant en tant que femme qu'en tant qu’individu libre et désormais émancipée. Car Adèle a maintenant 18 ans, une période charnière de son existence qui se conjugue avec son attirance pour Emma, celle qui obsède ses envies, ses fantasmes.

Chez Kechiche, cette découverte implique une vraie puissance des sentiments, notamment par de longues scènes de sexe à l'aspect très organique qui impressionnent par leurs intensités autant qu'elles troublent par leurs intimités. Cette violence, on la retrouve dans les mots qu'ont ses amis d'école quand ils soupçonnent sa nouvelle sexualité. «Et dire que je t'ai laissé dormir chez moi.» lui balance t-on de façon agressive et vexante. Forcée de s'expliquer, Adèle se replie sur elle même et semble aussi perdue dans ses mots qu'elle ne l'est dans sa compréhension d'elle même. Adèle Exarchopoulos, grande révélation de Cannes, apporte à son rôle un souffle et une fragilité incroyable que le sentiment permanent d'improvisation vient agréablement renforcer. C'est d'ailleurs une constante dans le cinéma du metteur en scène : «J’ai du mal avec le rythme scénaristique (...). J’ai besoin, quand je suis sur le plateau, de sortir (...) [du] principe du scénario qu’il faudrait à tout prix respecter. Je préfère aller vers les autres avec mes dialogues et m’ouvrir à autre chose (...)»


Après les interrogations et les incompréhensions vient la maturité, avec elle l'acceptation de soi. C'est ainsi que le chapitre 2, insoupçonnable à l'écran, pourrait se résumer. Désormais Adèle est institutrice, les années ont passé et la jeune femme est en ménage avec Emma. «L'amour dure trois ans» disait Frédéric Beigbeder. On corrigera en précisant que c'est surtout la passion qui ne dure qu'un temps. Et trois ans, justement, ce sont les années écoulées depuis qu'Adèle a rencontré Emma. L'intensité des premiers moments a laissé place à un éloignement qui se fait de plus en plus évident. Et qui dit éloignement dit souvent infidélité. Ce que l'un ne trouve pas chez l'autre il part le rechercher ailleurs. La vérité de ce couple vaut bien celle de tous les autres. «Aimer, c'est accepter de souffrir.» dit la citation. Une phrase qui a rarement eu autant d'impact que derrière la caméra de Kechiche au moment de filmer le déchirement de ses deux actrices au sein d'une scène de rupture d'une puissance phénoménale. La Vie d'Adèle expose là tout le génie de ses émotions en confrontant, face caméra, un torrent de (re)sentiments. Dorénavant, pour Adèle, le deuil est difficile. Revoir Emma quelques mois plus tard n'y changera rien, une page se tourne pour elle et la voir, seule, de dos, longer la rue sur un plan fixe (le dernier) nous donne l'impression déchirante de la quitter mais de savoir, réconfortés, que la prochaine étape de sa vie l'attend.

Kechiche a bien tort de renier La Vie d'Adèle, encore plus de penser qu'il est nécessaire d'être vierge des polémiques qui ont entouré son tournage pour apprécier son travail. C'est une belle histoire d'amour, viscérale, à fleur de peau qu'il nous aurait empêché d'aller voir. Mais pas seulement, puisque c'est principalement les découvertes d'une femme, de la vie et d'elle même qui est au centre de cette longue fresque au psyché universel. Dès lors, lorsque toutes les épines du politique, de la controverse et de l'ignorance s'efface, reste l'important, l'essentiel : l’œuvre. Et elle est grande.
Nicolas_Chausso
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le 24 oct. 2013

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