Primé au festival de Cannes par la plus haute récompense, La Vie d'Adèle se propage en grande pompe dans tous les cinémas français. Il suscite alors chez les plus cinéphiles d'entre nous une vive attente avec une responsabilité grande : être à la hauteur de sa récompense et aussi, nous livrer une autre, voir nouvelle approche du cinéma français; dans un paysage franchement fade. Le film provoque dores-et-déjà quelques réactions et critiques troubles dans une partie de la revendication féministe qui touche à l'image du lesbien, et d'une autre part des inconditionnels de "la mauvaise adaptation" qui jugent le film sur sa fidélité avec l'un des matériau de base (la bande dessinée "Le bleu est une couleur chaude"). Dans cette critique je vais essayer de répondre à ces deux parties, en développant parallèlement les enjeux et la qualité de la réalisation.

Le point de vue principal est celui d'Adèle, la caméra est constamment braquée sur elle, et en très gros plan. Le film est d'ailleurs composé en extrême majorité de plan très proches, on est dès le début introduit de manière étouffante dans le monde d'Adèle : Lorsqu'elle mange des spaghettis par exemple, on voit toute sa mastication en mouvement, la sauce au commissure des lèvres. Pas le temps de prendre du recul, d'analyser de loin le monde qui l'entoure. L'immersion est totale, tout ne se passant qu'en sa présence. Ainsi, il faut oublier toute forme de jeu de mise en scène. D'ailleurs, les dialogues ne sont pas traditionnels : ils ne font ni avancer le scénario et ne sont pas déterminant. Les conversations sont d'une banalité, d'un charme et d'un chaos du quotidien. Et c'est ce qui contrebalance avec la proximité de la caméra : On ne souffre pas de clichés de dialogues cinématographiques, mais de matière brute du quotidien. A partir du moment où l'on s'y plait, on suit l'histoire du film sans décrocher, les moindres détails renforcent le concept de la réalité. Par exemple, les élèves de la classe d'Adèle doivent lire "La Vie de Marianne" en classe de Littérature, et possèdent des éditions différentes du même livre. C'est ce premier point de détail qui m'a personnellement ancré dans le film (et il survient au tout début de celui-ci).

Le concept de recherche sexuelle, de volonté d'identification est l'angle majeur du film. Adèle passe d'abord par un rapport hétérosexuel, et rencontre Emma, avec qui elle va nouer une relation d'une longueur assez conséquente : même si on ne le comprend pas bien, il semble qu'elles restent ensemble pendant environ 5 ans, au regard de l'évolution professionnelle d'Adèle. Mais attention, si Adèle est très amoureuse d'Emma, qui la fascine, elle ne se défini absolument jamais comme une lesbienne, et encore moins comme identitaire : sa présence à la Gay Pride où elle s'ennuie royalement tranche radicalement avec son implication forte lors d'une manifestation sociale. Adèle est amoureuse d'Emma. Et c'est ici que j'ai pu lire des critiques cibles par des personnes qui penseraient que, sous prétexte qu'elles soient homosexuelles, peuvent définir si la relation Adèle-Emma est valable, comme s'il y avait un norme : le principal argument restant les scènes de sexe. Les scènes de sexes occupent un espace important par leur durée autonome, non dans la totalité du film (où elles sont une goutte d'eau), mais sur la longueur du moment même. Je rappelle que le produit final ne peut pas être considéré du point de vue des difficultés qu'ont rencontrées les actrices durant le tournage, cela serait une critique d'éthique de production, et non du film intrinsèquement. Ensuite, n'importe quelle personne se rend compte que c'est surjoué. De mon point de vue d'homme -qui n'a donc jamais connu de relation lesbienne, je comprend assez vite que ça ne doit pas nécessairement coller à la réalité. Ça gémi beaucoup, trop. Les scènes de sexe renvoient plus aux éléments artistiques mis en valeur dans le film, comme des sculpture entrelacées. Mais il ne faut pas oublier que 5 années de relation sont imbriquées en deux scènes de sexe, qu'Adèle est la muse d'Emma et que leur relation sexuelle est l'un des points forts de leur couple. Donc oui, c'est gros. Mais c'est tellement gros que ça donne la touche d'abstrait dans ce film tellement imbriqué dans le réel.

D'autres diront, je paraphrase, que La Vie d'Adèle ne respecte pas l'œuvre originale (Le bleu est une couleur chaude). Déjà, il n'y a aucune obligation de respecter le matériau de base, sinon où va la liberté artistique et la vision du réalisateur? Je ne suis pas venu voir une version avec acteurs en cher et en os de Le Bleu est une couleur chaude! Si la bande dessinée se suffit à elle-même, il en va de même pour le film. J'ai lu des aberrations comme "L'auteur (de la bande dessinée) se livre, partage son vécu et voilà ce qu'il en fait", je répète, le film n'est pas une adaptation, l'auteur n'est pas intervenue dans le processus de création du film. La Vie d'Adèle ne lui appartient pas, ce n'est pas le bleu est une couleur chaude! La trame tissée par le film est vraiment forte : on est habitué aux films français à caractère dépressif ou tout va toujours mal et où l'on se sent mal à l'aise : on en pleure même. La Vie d'Adèle n'est pas un film drôle, mais il parle dans un processus d'identification fort et dans une lecture qui n'est jamais biaisée. On est Adèle durant le film (s'il l'on veut bien l'accepter?), tout l'enthousiasme, la fraîcheur fini par s'estomper avec les disparités sociales et mentales entre les deux femmes. Car la "critique" est forte : En effet, Emma par son statut d'artiste est prise de haut par les parents d'Adèle qui lui expliquent qu'elle doit trouver également un travail alimentaire. Elle prendra à son tour Adèle de haut, qui elle, souhaite être institutrice, en lui disant qu'elle devrait écrire, alors qu'Adèle n'écrit que pour elle et c'est son choix. Cette fissure se fait sentir lors de la soirée d'accueil d'artistes : Adèle n'est pas dans son monde, ce n'est pas sa vie à elle.

La scène de rupture est puissante, elle est amenée sans jamais avoir été une fatalité. Si elle l'est dans la dimension du tragédie par son statut d'œuvre, dans la diégèse du film elle n'existe pas : l'existence précède l'essence, c'est dit explicitement par Emma lors d'un dialogue (autre choc culturel) avec Adèle. Alors que l'on découvre qu'Adèle dans sa solitude se cherche encore et couche avec un homme, Emma va la traiter de pute. Le spectateur sait qu'Adèle n'est pas une pute (essence), mais ses actes la définissent comme telle (existence), le passage rythmique de la claque est très réussi. Le désespoir est total. C'est du vrai, et ce n'est pas romancé et pour une fois, cela fait du bien. Les "retrouvailles" seront encore plus violentes. Si dans l'essence, on souhaite qu'Adèle soit avec Emma, car c'est le seul possible, dans l'existence d'Emma ça ne marche pas. Je met encore un point d'honneur sur la critique d'un lesbienne qui s'est cru dans le déballage de sa propre vie : lorsque Adèle bouffe littéralement les doigts d'Emma, ça excite cette dernière. Encore une fois, ce n'est pas parce que ça marche entre elles que le spectateur croit que c'est propre au lesbien. Non, c'est propre encore une fois à une histoire unique, entre Adèle et Emma qui ne s'impose ni comme le modèle d'une histoire d'amour, ni encore moins comme le modèle d'un couple lesbien. Emma est passée à autre chose et Adèle est seule, car elle ne veut qu'Emma : elle n'a toujours pas fait son deuil et ne l'entamera pas (ou peut être?) à la toute fin du film. Puissant et poignant, La Vie d'Adèle n'est pas un film avec un enjeu scénaristique : c'est une peinture presque naturaliste d'une femme, qui avant d'être une femme est une personne, qui tombe amoureuses d'une personne qui est une bien une personne avant d'être une femme, et cela créée une histoire unique qui fini mal. Mais quelle claque, quel façon de construire. J'ai été saisi et époustouflé.

En somme, La Vie d'Adèle m'a énormément marqué et plu, très complet, c'est aussi pour moi un très beau présage pour l'avenir du Cinéma français. Je pense la Palme entièrement méritée. Je précise aussi qu'Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux sont brillantes dans ce film.
Et, pour conclure, je dirais que la Vie d'Adèle n'est pas une l'histoire d'amour homosexuelle. La Vie d'Adèle est l'histoire d'une histoire d'amour. Tout court.
Theo_Atm
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le 26 oct. 2013

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Théo Altman

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