Au delà des qualités cinématographiques indéniables du film (scénario, esthétisme, musique, intrigue, photo) maintes fois exposées et primées, revoir ce film permet d'essayer d'en décoder ses aspects protéiformes. Sa complexité, ses subtilités, sont le fruit d'un travail d'analyse long et minutieux de son réalisateur sur le fonctionnement de la Stasi dont les méthodes étaient très codées, parfois simplistes, mais toujours terrifiantes.


Florian Enckel Von Donnersmarck réussit, pour son premier film, à ne pas tomber dans la facilité d'une présentation caricaturale des méthodes de la Stasi, bien au contraire. Il nous invite à nous informer d'avantage encore sur son fonctionnement. Ainsi les phases A, B, et C énoncées dans le script correspondent aux différents déploiements des stratégies de surveillance des individus. La technique larvée de la décomposition est ici très bien évoquée, du moins sa phase de recrutement des IM (agents officieux) au travers du rôle de la comédienne compagne du dramaturge surveillé. L'interconnexion de la Stasi, ministère de la sécurité de l'Etat, souvent représenté à tord comme un "état dans l'état" dans l'imaginaire collectif, est là aussi abordé par la volonté d'un ministre de la culture, ancien transfuge de la Stasi, à faire surveiller son auteur fétiche sur son simple feeling, contestant même l'efficacité de cette Stasi : le jeu des pouvoirs, défiances et influences entre les différents ministères d'ex RDA dépeignent une Stasi comme un ministère support n'ayant pas les pleins pouvoirs sur le renseignement.


Les invraisemblances décriées par certains sur la méthodologie du travail de surveillance, comme l'installation de l'unité d'écoute dans les combles juste au dessus de l'appartement surveillé, peuvent être mise en doute, au même titre que les affirmations qu'il n'y ait jamais eu d'instrumentalisation de la part de la Stasi à des fins sentimentales ou de cas de rédemption d'IM (dans ce dernier cas, des archives témoigneraient de cette éventualité). Rappelons-nous qu'au moins 1 % de la population travaillait officiellement ou officieusement pour la Stasi, et que parmi cette fraction, certains aient pu faire acte de rédemption. C'est cela que dépeint avec grâce la Vie des Autres.


Mais au-delà des questionnements historiques que ce film appelle, il doit être examiné depuis le regard de son interprète principal, Ulrich Mühe. Von Donnersmarck a casté le comédien pour son incarnation vivante de victime de la surveillance de la Stasi. Victime dans la vie, bourreau à l'écran, cet entrelacs ne pouvait que servir le jeu nuancé de Mühe.


Initialement connu pour son travail au théâtre en ex-RDA, qu'il considérait comme son seul ersatz de liberté, après avoir été en faction comme garde frontière au pied du Mur de Berlin avec pour consigne de tuer tout individu tentant de le franchir pour l'Ouest, Ulrich Mühe représentait cet esprit de liberté potentiellement dangereux. Homme engagé et courageux, qui a fait porter sa voix dans le processus de destitution du régime, il est l'incarnation même de la question posée dans le film sur l'utilité de l'artiste post RDA qui n'aurait plus rien à contester. Et Mühe est l'incarnation même de la réponse : il a revisité tout son travail d'acteur, jusqu'alors contrit par le prisme totalitaire, limité par la non universalité émotionnelle qu'impliquait le régime d'ex-RDA, pour le restituer au public de l'Ouest. Il a alors appréhendé la dimension de sa vraie liberté, et du rôle testimonial qu'il pouvait apporter à son public en incarnant à l'écran aussi bien les "bons" que les "méchants" de l'histoire allemande.


Von Donnersmark connaissait les ennuis de santé de Mühe, ces ulcères à l'estomac développés alors qu'il était de faction à la surveillance du Mur tant il jugeait absurde et incompréhensible cette situation. Von Donnersmark connaissait l'impact de l'histoire sur cet homme, et de la sorte, tout en servant son film de façon extrêmement sensible par son emploi, il rend un hommage à cet acteur meurtri.


Mühe a voulu faire connaître au public la découverte effroyable de sa propre surveillance par son ex-épouse alors présumée selon lui d'avoir servi la Stasi comme IM. Il n'a pas pu, il a été débouté en justice, ses ulcères ont dégénéré en cancer, il en est mort. Les archives n'ont pas voulu parler. Ce film, véritable mise en abîme de sa propre vie, lui rend un hommage vibrant.

XAVNEUILLY
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le 27 juin 2015

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