De la nécessité d’une éducation aux médias

Je voudrais vous parler d’un film qui me tient à cœur, car il parle de mon quartier, et qu’il en montre une image conforme à la réalité, contrairement à ce qu’on voit d’habitude, même si c’est davantage un documentaire sur les médias qu’un film sur ce quartier de la Villeneuve qui m’est très cher.


Retour en arrière : j’habite dans le quartier de la Villeneuve depuis 2003. C’est à Grenoble, peu de quartiers de l’agglomération ont une aussi mauvaise réputation, mais il y a une grosse différence entre la réalité et l’image véhiculée, bien qu’il y ait beaucoup de difficultés dans le quartier, qu’il ne faut surtout pas nier.


Septembre 2013 : diffusion dans Envoyé spécial (France 2) du documentaire réalisé par Amandine Chambellan : « Villeneuve, le rêve brisé ». Ce n’est pas le premier documentaire négatif sur le quartier, mais celui-ci va encore plus loin que les précédents dans l’outrance. D’autant plus que la réalisatrice avait rencontré beaucoup de gens du quartier qui ont cru qu’elle montrerait aussi des éléments positifs. La goutte d’eau qui fait déborder le vase, il n’y a que du noir dans ce film, aucun espoir, que de la peur et de la violence. Or ce n’est pas la réalité de ce quartier. Tellement pas que les habitants se mobilisent massivement, jusqu’à aller porter plainte contre France Télévision. La plainte n’a pas abouti pour des raisons juridiques, mais la mobilisation des habitants avait tout de même contraint le CSA, pourtant peu coutumier du fait, à publier un communiqué réprobateur :



Le Conseil est intervenu auprès de France Télévisions à la suite de la
diffusion, dans l’émission Envoyé spécial du 26 septembre 2013 sur
France 2, du reportage intitulé « Villeneuve : le rêve brisé »,
portant sur ce quartier populaire de Grenoble. Il considère en effet
que la chaîne a manqué aux obligations déontologiques prévues à
l’article 35 de son cahier des charges, la nécessité d’assurer la
diversité des points de vue sur un sujet prêtant à controverse n’ayant
pas été totalement respectée le reportage n’apparaissant pas
suffisamment équilibré. Il déplore en particulier que seuls les
aspects négatifs du quartier aient été mis en avant, stigmatisant
l’ensemble du quartier de la Villeneuve. Les rares éléments positifs
abordés à l’antenne ont été systématiquement dévalorisés par la mise
en avant de la violence et du climat hostile qui régneraient dans ce
quartier.



Vincent Massot ne connaissait pas le quartier de la Villeneuve, mais la mobilisation des habitants attisa d’autant plus sa curiosité que son père avait en 1973 réalisé un documentaire intitulé : « Une raisonnable utopie ou l’expérience de Grenoble » (je vous en avait parlé ici : http://www.senscritique.com/film/Une_raisonnable_utopie_ou_l_experience_de_Grenoble/critique/47608689 ). Vincent Massot voulut en savoir plus et décida de réaliser un film qui serait à la fois une sorte d’écho de celui de son père et de celui d’Envoyé spécial. Son objectif n’est pas ici de donner une image positive ou négative du quartier, mais de tenter de comprendre quelles logiques journalistiques ont pu mener à la réalisation d’un reportage aussi contraire à la réalité, bien plus complexe que ce qu’on pouvait en apercevoir dans le documentaire d’Envoyé spécial.


Il y a déjà les conditions de production de ce film, un contrat ayant été signé en décembre 2012, le film devant s’intituler alors « la Villeneuve : de l’utopie à l’enfer » ! A ce moment, la journaliste n’était pas venue une fois dans le quartier, le « repérage » n’ayant eu lieu en janvier 2013. Voilà un premier point soulevé à juste titre par Vincent Massot. Ce film est une commande dont le contenu était décidé à l’avance, le travail de la journaliste sur place étant non pas de couvrir objectivement un sujet mais de trouver des témoignages et images qui permettraient de montrer ce quartier comme un enfer. Un journaliste a le droit de choisir un angle (ex : la violence dans un quartier) mais sa déontologie devrait le mener à montrer la réalité de la situation, même si elle ne colle pas avec ce qu’il en pensait au préalable ! Ce qui n’a pas du tout été le cas ici. Comme le dit un intervenant, dans ce genre de reportage, il n’est pas question d’un travail journalistique mais de « faire émerger des types de décor, des types de personnages, des types de situation ».


Le film revient aussi sur un des éléments de l’utopie de ce quartier, la création dès l’origine d’une télévision locale et participative, la Vidéogazette, qui ne durera que trois ans, mais dont il reste des traces aujourd’hui, et notamment la Maison de l’Image à la Villeneuve. Il s’agissait alors, par le biais d’une télévision de quartier, de faire parler les habitants dans ce medium mais surtout de faire réagir après les habitants, de les faire échanger sur ce qui aura été dit ou montré, afin de les mener à l’action, notamment face aux difficultés. Une utopie ? Le film de Vincent Massot et Flore Viénot s’intitule justement « L’utopie malgré tout » : c’est un titre pertinent, car si beaucoup sont revenus de l’utopie de départ, il n’en reste pas moins qu’il subsiste dans ce quartier de nombreuses traces de cette utopie. Des militants, des anciens qu’on ne voit pas vraiment dans le film, mais qui sont encore là, dans de nombreuses associations, et des jeunes, qui prennent le relai, par exemple avec un journal participatif naissant, le Crieur de la Villeneuve (http://www.lecrieur.net/).


Assez vite dans le film, Vincent Massot m’a fait rire quand il affirme que la Villeneuve est « la plus belle cité de France vue du ciel ». Ses images aériennes, prises par le biais d’un drone lors d’une journée ensoleillée sont en effet agréables à l’œil, montrant notamment le grand et superbe parc Jean Verlhac, au centre du quartier, élément important qu’Amandine Chambelland n’avait pas du tout montré ! Ca m’a fait rire car pour être honnête (mais tout le monde n’est pas d’accord avec moi), les immeubles, malgré les couleurs originelles et notamment à l’Arlequin, sont assez laids, avec beaucoup de béton brut dont l’esthétisme me laisse assez rêveur. Vincent Massot m’a fait rire car c’est tout à fait improbable de qualifier cette cité de belle, tant on voit d’abord et avant tout ses tours de béton, sa saleté… Ca m’a bien fait rire tant c’est surprenant mais c’est très agréable d’entendre une sonorité discordante car, c’est bien vrai, le parc est magnifique, pour moi le plus beau de Grenoble, avec ses buttes, avec ses nombreuses espèces d’arbres, avec le travail formidable des jardiniers de la ville. Grenoblois, venez vous balader dans le parc Jean Verlhac, où vous vous forgerez une autre image du quartier, où vous verrez des fêtes, une chorale, des enfants se baigner dans le lac l’été ! Je sors de mon sujet, mais il y a des choses qu’il faut dire, tant l’image de ce quartier a été et est encore écornée au quotidien par la presse locale.


Ce qui n’est pas sans conséquence pour les habitants. Je connais personnellement des jeunes qui galèrent pour trouver un stage ou un boulot, cumulant les difficultés, notamment parce qu’ils présentent une mauvaise adresse, peut-être aussi parce qu’ils n’ont pas une bonne gueule. On peut en penser ce qu’on veut, c’est une réalité, et les films comme celui d’Envoyé spécial, sur une chaîne de service public, font du mal : contribuer à renforcer les images négatives de certains quartiers a des conséquences très concrètes pour certains de ses habitants…


Vincent Massot aborde alors la question de l’éducation à l’image, à travers un atelier d’éducation aux médias dans le collège de la Villeneuve dans lequel les jeunes du quartier réagissent au reportage d’Envoyé spécial, le décortiquent, évoquant à juste titre l’importance du choix de la musique… Puis le réalisateur de les emmener à la rencontre d’un policier, qu’ils vont interviewer pour mieux comprendre le rôle et l’attitude des forces de l’ordre dans le quartier. Policier qui pense que la façon la plus objective de filmer leur travail dans les cités serait d’utiliser une caméra cachée, la présence d’une caméra modifiant les comportements des uns et des autres. Vincent Massot et Flore Viénot vont justement à la rencontre d’un jeune homme présenté dans le film d’Amandine Chambellan comme une enfant-soldat venu d’Angola qui selon elle aurait trouvé dans le quartier « son nouveau terrain de guerre », rien moins ! Ici, on voit un jeune homme qui cherche à se faire mousser devant la caméra, qui invite les journalistes à le filmer devant une voiture brûlée, qui trouve même ingénieux qu’on le filme à l’intérieur de la carcasse… C’est idiot, mais c’est ce genre d’images que cherchent souvent les journalistes, celles de jeunes agressifs et violents, qui est déjà véhiculée dans de nombreux morceaux de rap ou dans pas mal de films. Même si un jeune réalisateur du quartier qu’on voit dans le film a envie de parler de l’amour dans les cités (comme dans le film Guy Moquet que je vous conseille : http://www.senscritique.com/film/Guy_Moquet/11195624#), force est de reconnaître qu’il est plus facile et plus vendeur de montrer la violence que l’amour…


Le film se termine toutefois sur des notes d’espoir, avec la chorale qui réunit chaque année les enfants de toutes les écoles du quartier et avec la BatukaVI de Willy qui fait un énorme travail avec de nombreux jeunes du quartier. L’image de la Villeneuve est encore noire, mais beaucoup se battent pour la changer. Ne détruisons pas leur travail avec des films à charge.


Le film de Vincent Massot est court, trop court, tant il y a à dire, mais il a le mérite d’exister et de ne pas s’intéresser seulement à un quartier mais aux logiques médiatiques pernicieuses trop souvent à l’œuvre. Un travail indispensable, utile pour éduquer les jeunes à un regard critique sur les médias.


Le film est à voir en replay (jusqu’à quand ?) : http://replay.publicsenat.fr/vod/documentaire/la-villeneuve,-l-utopie-malgre-tout/183031


Ou sur la TNT (Chaîne Public-sénat) :


Samedi 24 octobre à 23h20
Dimanche 25 octobre à 10h20
Vendredi 30 octobre à 17h30

socrate
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le 20 oct. 2015

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