- Pas de spoils gâchant l'expérience du suspense dans ce texte -

La cinématographie islandaise comporte cela de fascinant qu'elle insuffle à chacun de ses films un regard et une perception du monde particulièrement endémiques à son territoire, autorisés de fait par l'immensité et la rigueur de ses paysages immémoriaux. Quel meilleur cadre que celui-ci, rare sanctuaire d'une nature quasi-immaculée, pour tenter de déstabiliser les fondements de notre accoutumance à un monde réglé par et pour nous-même, pour renouer des liens à notre propre généalogie ? Valdimar Jóhannsson l'a bien compris en réalisant son premier long-métrage, Lamb.

Il n'est pas étonnant de voir dès le premier plan du film la caméra tenter de se frayer, aux côtés d'un rare troupeau de chevaux robustes, un passage à travers le blizzard persistant de la terre de glace. Jóhannsson plonge immédiatement le spectateur dans l'expérience déstabilisante d'une confrontation avec une nature hostile, indomptable, pliant quiconque foule sa terre à son impitoyable rudesse et à la force séculaire de ses lois. À l'issu du premier cut, la contemplation inquiétante de l'anhistorique laisse alors place à la mythologie, plus rassurante, des hommes : celle de Maria (Noomi Rapace) et d'Ingvar (Hilmir Snær Guðnason) ayant élu domicile dans une ferme plantée au beau milieu des steppes battues par le vent. Pourtant, la respiration est de courte durée tant la narration cryptique, qui se met en place au sein de la bicoque des fermiers autarciques soudainement frappée d'un miracle, enclenche un mécanisme toute aussi inconfortable que l'ouverture du film.

La force de Lamb est de se présenter comme un caillou dans la chaussure, résistant avec force à l'unilatéralité du sens et se rendant perméable à une multiplicité de lectures esthétiques. Jóhannsson ouvre tout au long du film un jeu de pistes iconographiques qui font de l'œuvre un palimpseste, un poème visuel et universel qui saura frustrer autant que fasciner. L'extrême dépouillement de l'intrigue et le sous-texte explicitement biblique qui la nappe confèrent à chaque plan, savamment cadré, une valeur mythologique qui fait de toute figure, l'homme, la mère, le frère, le berger, l'agneau, le troupeau,

le Baphomet

, un symbole lourd d'une multiplicité de significations. Chargée de cette insaisissable gravité qui fait souvent le sel des grandes œuvres transcendantales, la narration traverse avec subtilité les figures classiques du pêché originel, de la maternité ou du deuil, remettant en jeu les contours d'un drame humain atemporel dont il est toujours bon dans l'art de réinstaller les fondements.

Malgré cela, l'essentiel semble se jouer dès le début du film ailleurs, à la hauteur des animaux pour lesquels Jóhannsson prend soin de pénétrer, avec patience et respect, la cosmologie. Ce seront les hommes qui pour une fois s'accroupiront pour accompagner la venue au monde des bêtes et le cadre suivra alors ce mouvement, avec pudeur mais sans dégoût, pour se camper plus près du sol, comme un pas symbolique vers un retour aux origines-même de la vie, et peut-être vers la possibilité contemporaine d'un changement de paradigme, d'un regard actualisé et plus solidaire avec le monde. Face à cela, l'arrivée de l'agneau miraculé dans la famille endeuillée fait l'effet d'un coup de pied dans la fourmilière. L'habitude du couple à se réfugier dans le travail au rythme alenti du bétail, qui constituait jusque-là un échappatoire à la souffrance autant qu'une manière de se conformer avec humilité aux lois de la terre, est tout à coup ébranlée.

Aussi, l'inéluctable corruption du Jardin d'Eden advient, alors que Maria décide soudain de s'extraire des lois de la nature, lui refusant catégoriquement le sacrifice déchirant d'une deuxième offrande.

De là, la caméra de Jóhannsson s'affairera à enfermer le couple et le frère perturbateur d'Ingvar dans une promiscuité reflétant l'égoïsme qui irrigue leurs problèmes cruellement humains. Les montants d'un couffin se chargeront alors de figurer les barreaux d'une prison enfermant le visage de Maria, là où l'omniprésence des surcadrages étouffera progressivement les personnages au sein des corridors de la demeure, où l'écho tragique d'un mythe de Narcisse rejoué se mettra furieusement à résonner.

La mécanique se gripe pourtant, dans un final voyant le châtiment des hommes se régler sous le signe d'un traitement fantastique peu convaincant. Là où le naturalisme de la mise en scène avait jusque-là superposé au drame écologiste une lecture mythologique d'une délicate acuité, la volonté de pousser l'étrange trop loin tombe comme un cheveu sur la soupe et l'on regrette de ne pas voir le cinéaste creuser davantage le fossé qui sépare progressivement les fermiers de la terre qui les a engendrés. Aussi l'esthétique de l'œuvre tombe-t-elle dans son propre piège, concentrant tous ses efforts sur les affres de la famille déchue en oubliant au passage ceux dont elle s'est tragiquement isolée : les moutons, chats et chiens dont Jóhannsson avait pourtant si bien capté, plus tôt, la vitalité et le tempo silencieux.

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le 9 nov. 2022

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