Victor Sjöström était un des pionniers du cinéma. Pas seulement en Suède, où il est certes une référence incontestable, étant l’un des prodiges issus de ce pays, à l’instar du futur Ingmar Bergman, mais dans le monde entier, parvenant à exporter son talent au-delà des frontières de son pays natal. Débutant sa carrière en tant que réalisateur en 1912, il connaît son premier succès avec Ingeborg Holm (1913), puis poursuit une carrière riche en films reconnus et de qualité, comme Terje Vigen (1917) ou le célèbre La Charrette Fantôme (1921), pilier du cinéma fantastique et d’horreur. Finalement, il accepte une proposition de Louis B. Mayer et part pour Hollywood, se consacrant à la réalisation, et notamment à celle de Larmes de clown, premier film produit par la célèbre MGM.


Une oeuvre cynique où l’humain est désespérément cruel


Ce qui frappe, d’emblée, avec Larmes de clown, c’est sa vision très négative de l’être humain. En effet, dès les premiers instants, il est montré sous son plus mauvais jour, entre le scientifique enthousiaste trahi par ses proches, la femme infidèle et vénale qui se tourne vers l’ami fortuné, et ce dernier qui n’a aucun scrupule à laisser tomber notre héros au moment où il en avait le plus besoin. Le titre orignal du film « He Who Gets Slapped » fait directement allusion à cette trahison qui sert d’élément déclencheur de l’intrigue, agissant comme une vraie claque qui fait sombrer notre héros, mais il se réfère également à sa nouvelle vocation, celle d’être un clown destiné à se faire gifler en série par d’autres clowns pour faire rire le public.


Cette reconversion a un intérêt double quant à l’alimentation du discours du film. D’un côté, elle montre la descente aux Enfers d’un homme qui bascule de la sagesse à une folie presque nécessaire et salvatrice, visant à exorciser ses propres démons et à faire fi de sa déchéance. De l’autre côté, elle a aussi pour objectif de montrer à quel point l’humain peut être cruel, s’amusant à se moquer du malheur d’un autre. Quelque chose qu’ils peuvent, naturellement, considérer comme normal étant donné qu’ « IL », anciennement Paul Beaumont, est un clown, mais que le spectateur considère comme étant cruel, puisqu’il sait d’où il vient. C’est donc ici que le scénario trouve son sens et tout le talent de mise en scène et de montage de Victor Sjöström intervient pour donner sa puissance à ce film.


Le monde n’est qu’un immense cirque


Le choix du cirque comme principal décor n’est pas un simple hasard. S’il vise, naturellement, à établir un contraste manifeste entre la joie et l’allégresse ambiantes et la tristesse intérieure du héros, c’est surtout un choix symbolique. En effet, le cirque est l’antre du spectacle, des mascarades et des blagues, et ce que Sjöström veut montrer, c’est que si c’est un lieu qui leur est dédié, cela implique également que le monde extérieur n’est pas si différent. Car, dans le cirque, tout le monde est réuni : les artistes et un public d’horizons divers. Mais, en réalité, le monde fonctionne de la même manière. A un moment, le clown dit, à peu de choses près, « Il vous faut de l’amour, il vous faut des tragédies, mais, surtout, vous avez besoin de clowns dont vous pouvez vous moquer. » On retrouve, ici, toute la symbolique du film, qui se base sur la morosité d’une société dénuée de valeurs morales, et qui préfère se noyer dans sa propre médiocrité en s’abreuvant du malheur des autres, en les détruisant.


Pour appuyer cette idée d’un monde qui n’est qu’un immense cirque, Sjöström utilise l’image d’un clown faisant tourner un ballon (plusieurs fois remplaçant ou remplacé par un globe terrestre par un effet de fondu), qui opère le passage entre les scènes avec les aristocrates et celles avec les artistes du cirque. La comparaison prend donc forme d’une façon très claire, avec cette sorte de clown divin, s’amusant à jouer à faire tourner ce monde à toute allure, où d’autres clowns plus petits semblent graviter autour. Cette symbolique peut donc permettre de résumer la vision déjà exposée plus haut, c’est à dire celle d’un monde qui va à toute allure, ridicule, où les moqués ne trouvent pas leur place.


Du caractère irrationnel de l’être humain


Au milieu de tout ce mécanisme, se trouve donc le personnage central, celui de Paul Beaumont, lui aussi très symbolique dans son évolution et dans son traitement. Celui qui a dédié de longues années à ses recherches sur les origines de l’Homme, qui cherchait donc à le comprendre, est lui-même rejeté par ses congénères et, paradoxalement, face à l’incompréhension. Le sage est pris pour un idiot, et ce n’est, finalement, que dans une folie douce-amère qu’il trouve une once de consolation, ayant compris, d’une certaine manière, que ce monde était fou, et la nature de l’humain d’une complexité aussi impressionnante que décevante quand elle se manifeste dans ses pires aspects. Finalement, la sophistication laisse place aux instincts primaires, ceux de l’appât du gain, ou de la soif de vengeance, qui ne peuvent qu’aboutir sur une conclusion malheureuse.


Conclusion : Un grand film, cynique et au désespoir manifeste


Larmes de clown est un grand muet, regorgeant de bonnes idées, et très parlant dans sa symbolique et son imagerie. On regrette, simplement, une intrigue n’arrivant pas totalement à faire honneur au scénario original, se basant sur un triangle (voire carré) amoureux très classique et habituel pour l’époque. Ce dernier, très hollywoodien, a tendance à diluer un peu le message du film et à l’empêcher d’être totalement brillant et original. Mais, évidemment, c’est en grande partie à Lon Chaney que ce film doit sa beauté et sa réussite. « L’homme aux mille visages » brille par sa tristesse et sa folie, parvenant à transmettre mille émotions malgré le maquillage qui recouvre son visage. C’est un film pertinent et éloquent, fort et marquant, on pouvait presque en espérer plus, mais ce clown a sans aucun doute fait couler de nombreuses larmes.

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le 26 sept. 2018

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