"Dans la famille, il y a une tradition de la crise cardiaque devant les emmerdements."

Sans atteindre les sommets de la comédie dramatique française à caractère social de la fin des années 50 comme Rue des prairies ou Les Grandes Familles, ce film estampillé "qualité française" de Denys de la Patellière a le mérite de faire coïncider énormément de bonnes dispositions : des dialogues en béton armé (Michel Audiard), un scénario adapté doté d'un solide potentiel caustique sur la bourgeoisie d'après-guerre (Georges Simenon), et un cortège de comédiens qui s'en donnent à cœur joie chacun dans son registre (Lino Ventura, Michel Simon, Annie Girardot, et Pierre Brasseur notamment). Avec autant d'ingrédients de qualité, très certainement, on était en droit d'attendre beaucoup plus de cette histoire d'héritage menaçant la tranquillité des affaires d'une famille aristocratique d'armateurs de La Rochelle.


Sans doute qu'il manque un Gabin, pour le dire un peu crument, tant Ventura ne paraît pas toujours très à l'aise dans les nombreuses envolées que lui impose l'écriture de son personnage : beaucoup de colères, pas mal d'ivresse, et des oscillations entre gaieté simple et tristesse profonde. Des commentaires qui ne témoignent pas d'un féminisme avant-gardiste, aussi, il faut le reconnaître. Ces changements de registre très fréquents, qui confèrent d'ailleurs au récit un rythme parfois farfelu, ne fonctionnent pas de manière très naturelle, comme si les rouages manquaient un peu d'huile : ça coince de temps en temps. On peut aussi regretter la sous-exploitation patente du personnage (et de l'acteur a fortiori) interprété par Michel Simon, par lequel arrive le désastre au sein de cette famille propre sur elle : un débauché extrêmement riche, qui profitait de ses vieux jours à Tahiti, décide de rentrer en France pour se venger de sa famille et foutre le boxon en léguant sa fortune à son fils né d'une vieille liaison passagère — dont il ne connaît rien — et non à ceux qui attendaient l'héritage comme un dû. "La famille a une mine splendide. L'air toujours aussi connard, mais le teint frais ! La vertu, ça conserve", "Dans la famille, il y a une tradition de la crise cardiaque devant les emmerdements" et autres "Elle ressemble à sa mère... Elle sourit... Elle prend ça pour un compliment." Le frère du vieux trublion, président de la compagnie d'armateurs, est bien sûr fou de rage à l'idée que ce capital lui file entre les doigts pour atterrir dans ceux d'un misérable ouvrier qu'il a toujours considéré, non sans dédain, comme un vulgaire étranger issu de la populace.


Cette manigance pour priver sa famille de l'héritage tant attendu sera la source de nombreuses entourloupes et de grandes compromissions, les uns courbant l'échine autant que possible et les autres rivalisant d'ingéniosité (mais pas assez) pour tenter de rouler l'oncle sénile dans la farine — quitte à donner la main de sa fille, à promouvoir un neveu sur le tard, et tout un tas d'abjections diverses et variées. Le duo Ventura / Girardot tourne à plein régime pour donner corps à ces prolos en engueulades constantes suivies de réconciliations, recevant un immense cadeau tombé du ciel. De leur côté, Simon et Brasseur, vieux croûton rempli de poison et grand méchant aristo, forment des caricatures savoureuses qui participent à l'atmosphère légèrement comique et très attrayante du film.


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Morrinson
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le 19 janv. 2021

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Morrinson

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