Quelques années après la Révolution d’Octobre, de nombreux cinéastes russes sont amenés, pour des raisons diverses, à quitter l’Union soviétique et aller chercher ailleurs un cadre plus favorable pour travailler. Un certain nombre d’entre eux migrent en France et se sont établis à Montreuil, notamment dans les anciens studios Pathé-Zecca. Quelques-uns de ces émigrés fondent la société Albatros, qui produit un certain nombre de films particulièrement originaux pour l’époque et qui, écrivent Philippe d’Hugues et Michel Marmin, « s’imposèrent rapidement par leurs qualités et par une certaine étrangeté qui venait trancher opportunément sur la banalité du cinéma commercial français » (Le Cinéma français : le muet, Atlas, 1986, p.135-136). Ivan Mosjoukine fait partie de la bande. Ayant déjà débuté son œuvre en Russie, il est à la fois cinéaste, metteur en scène, scénariste et acteur. Réalisateur du Brasier ardent, il y campe également le rôle principal.


Tout commence avec une scène de cauchemar qui, dès les premières minutes du film, capte l’attention du spectateur en lui offrant, d’entrée de jeu, du grand spectacle. Une femme endormie, s’agitant dans son lit, s’imagine jetée dans un brasier tandis qu’un bourreau vociférant de rire souffle sur les flammes du bûcher. S’enchainent plusieurs scènes baignées de la même atmosphère fantastique : un homme en cape adulé par une foule de femmes se prosternant devant lui ; un évêque à l’air grave dans une église ; des mendiants sur le perron du temple, dont l’un, après avoir tenté de happer la femme, se poignarde et s’effondre. Tous ces hommes ont le même visage, celui du célèbre détective Z (joué par Ivan Mosjouzine), qui figure également sur la couverture du livre que la femme lisait au lit et ce qui, à son réveil, semble expliquer ce rêve étrange. Certaines séquences de ce rêve, en partie prémonitoire dans les symboles qu’il mobilise, reviendront sous d’autres formes à l’état éveillé. Mosjoukine explique ainsi sa démarche dans la revue Cinéa du 15 juin 1923 : « Exposée par le Rêve de la Femme, ce fond psychologique ne revient à la surface du film que par des scènes silencieuses et simples, des duos d’émotion muette, des regards suppliants, désespérés, interrogateurs, pour le rôle de la femme, et des regards qui se défendent d’exprimer ce que ressent son cœur, pour le rôle de l’homme. »


Nous en apprenons alors un peu plus sur l’héroïne : fille du peuple battue par son homme et sauvée un jour d’une raclée par un millionnaire sud-américain en vacances en France, elle se laisse épouser par ce dernier qui la fait vivre comme une princesse dans sa luxueuse résidence parisienne pourvue de multiples gadgets (comme ce lit plein de tiroirs et de plateaux amovibles commandés par des boutons). Le jour où son mari vient lui annoncer qu’il a fait l’acquisition d’une belle propriété dans son pays et qu’ils vont pouvoir quitter la France, elle n’est pas enthousiasmée. Devant son dépit, le millionnaire, jaloux, la soupçonne d’avoir un amant. Décidant un jour de la prendre en filature pour la surprendre sur le fait, il la perd dans les rues et se retrouve par hasard dans un étrange bâtiment garni d’estrades mouvantes, de portes rotatives et de tapis roulants, qui n’est autre que le Club des Chercheurs, une agence de détectives. Alors qu’il arrive, par un heureux hasard, dans une pièce présentée comme le « service de restitution des épouses disparues », apparaissent des hommes en noir qu’on lui présente comme étant des « psychologues » et parmi lesquels on lui demande d’en choisir un. Il opte pour un homme à la physionomie ingrate qui, après s’être massé un peu le visage, s’avère être le beau détective Z. Celui-ci s’engage auprès de son client à lui ramener sa femme et à « reconquérir la clé de son âme » dans un délai de deux mois.


De retour à la maison, le mari découvre que son bureau a été visité en son absence et qu’on lui a volé un porte-document contenant l’acte de propriété de sa nouvelle demeure ainsi que son contrat de mariage. Décidant de faire d’une pierre deux coups, Z s’engage à percer également ce mystère-là. Grâce à son œil de détective il parvient à relever tous les petits vols insignifiants auxquels se livrent les domestiques de la maison au quotidien : le majordome qui dérobe des cigares à son maître, la chambrière qui s’asperge discrètement avec un parfum de sa maîtresse… Mais aucun d’eux ne semble avoir volé les précieux papiers. Il découvre alors, lorsqu’un fragment de verre tombe du manteau de Madame, que c’est elle qui a dû briser la fenêtre du bureau de son mari pour perpétrer le vol. Il trouve le porte-document dans sa chambre (ce qui donnera lieu à une des rares scènes comiques du film, à base de dissimulation sous le lit et d’acrobatie contre les murs), elle lui avoue tout et lui explique qu’elle n’a pas d’amant mais que c’est de Paris dont elle est tombée amoureuse, Paris qu’elle ne veut pas quitter. Elle évoque avec émotion le parc Monceau par une matinée de printemps, les Tuileries en automne au coucher du soleil… Si elle a commis ce vol, c’est tout simplement pour empêcher son mari de quitter la capitale et de l’emmener avec lui. Z la comprend et on réalise que la passion parisienne est quelque chose qu’il partage avec elle. Très professionnel et bien qu’on devine entre eux la possibilité d’une idylle naissante, il va faire son rapport au mari et lui explique : « Mon diagnostic ? Eh bien, pas de roman, pas d’amant… C’est la force d’attraction de Paris… On la brisera ! »


Pour ce faire, Z a un plan. Un soir il emmène la femme dans un cabaret de Montmartre, quintessence de la vie parisienne qui la charme tant. Seulement il a un objectif bien particulier : la dégoûter de ce qui lui plait. Après lui avoir fait boire beaucoup de champagne, il se met au piano et commence à jouer un air endiablé. Il brandit quelques gros billets et annonce qu’il remettra cette somme à la femme qui saura danser le plus longtemps possible. Certaines se portent spontanément candidates tandis que d’autres y sont poussées par leurs fiancés ou maris, attirés par l’appât du gain. Cette scène de danse, quasiment épileptique par moments, est un des moments forts du film. L’air de piano est si vif, si rapide, qu’après un certain temps les danseuses déclarent toutes forfait les unes après les autres, à l’exception d’une qui paraît plus résistante mais qui finit par s’effondrer… morte d’épuisement. L’assistance est horrifiée, tout le monde quitte le cabaret dans la précipitation, laissant le cadavre sur la scène. Cadavre qui ne tarde pas à se relever car… c’était un coup monté, la danseuse était une complice de Z. Le plan a fonctionné : sur le chemin du retour alors que la nuit prend fin, Madame, sous le choc après cette expérience pénible, avoue à Z qu’elle est désormais dégoûtée de Paris et qu’elle n’a plus qu’une envie, c’est que son mari l’emmène loin d’ici. Ce dernier, ravi du changement de disposition de son épouse, part avec elle au Havre pour prendre le prochain bateau en direction de l’Amérique latine. Mais, suite à une erreur, le couple arrive au port un jour trop tôt. Se rappelant alors qu’il a oublié de payer Z pour ses services, il demande à son épouse de faire un rapide aller-retour à Paris pour lui porter son enveloppe en mains propres. Elle s’exécute et retrouve Z chez sa grand-mère. Le détective ouvre l’enveloppe que lui fait parvenir son client et y trouve le message suivant : « Pour vos honoraires, je vais aller jusqu’aux extrêmes limites de la générosité en vous confiant ce que j’avais de plus cher au monde, ma femme. Celui qui ne possède pas l’âme de sa compagne ne possède rien d’elle. » Grand seigneur, le millionnaire n’est pas dupe du subterfuge utilisé : s’il a réussi, grâce à Z, à dégoûter sa femme de Paris, il ne l’a pas pour autant réellement reconquise et il préfère donc y renoncer.


Dans son livre L’Usine aux images (Séguier, 2003), Ricciotto Canudo donne du Brasier ardent cette louangeuse appréciation : « La pureté artistique du sujet, la profonde assimilation des tentatives décoratives les plus neuves du cinéma, enfin le mouvement passionné de tout le film, font de celui-ci une manière de chef-d’œuvre qui va de la vision imaginée à la réalité imagée avec une puissance toujours égale, d’où le symbole ardent se dégage avec aisance. » Je ne peux qu’abonder dans son sens, en insistant sur cet aspect « décoratif » qui crée une forme de parenté esthétique avec certains films de Marcel Lherbier (je pense surtout à L’Inhumaine). Mosjoukine aime jouer avec les décors et le mobilier, il fantasme une certaine modernité faite d’automatisation, de sols pivotants, de portes dérobées, d’accessoires jaillissant des boîtes. Le lit sophistiqué de son héroïne en témoigne ainsi que l’aménagement du bâtiment du Club des Chercheurs, digne d’un train fantôme. Mosjoukine a en la matière des goûts de prestidigitateur (un type de spectacle dont le cinéma des années 1920 reste d’ailleurs assez proche), à la fois dans sa mise en scène et dans son jeu, tout en cape, en regards hypnotiques et en tours de passe-passe. La scène où il se présente devant son client qui vient de le choisir parmi ses confrères et où il change en quelques secondes de physionomie est une prouesse technique étonnante compte tenu des possibilités visuelles de l’époque et du fait qu’il ne semble pas y avoir de rupture de plan.


Si le film a reçu un accueil mitigé à sa sortie en salle, c’est parce qu’il a désarçonné une grande partie du public par son caractère d’avant-garde stylistique. Dans l’entretien paru dans la revue Cinéa cité plus haut, Mosjoukine explique : « Le Cinéma ne peut se contenter d’un récit dramatique pur et simple, même s’il est admirablement développé. L’impression du public quel qu’il soit, médiocre ou supérieur, illettré ou intellectuel, demande à être renouvelée le plus souvent possible. Notre conscience a besoin de changements, surtout lorsque ce sont nos sensations visuelles qui l’alimentent. C’est pourquoi j’ai voulu envelopper le récit de mon film d’une atmosphère de fantaisie, d’un cadre d’action extrêmement mouvant. Après avoir exposé l’état d’âme de mon héroïne par un rêve puissant et homogène, je suis entré dans le domaine du réel avec un esprit différent, celui que nous devons avoir en présence de la vie, qui est elle-même pleine de fantaisie et de changement. » En cela, une fois encore, il est très moderne : entrée de plain-pied dans l’action dès les premières images du film, montage rapide, renouvellement constant des stimuli visuels et des procédés narratifs. Et afin d’assurer cette variété il n’hésite pas à multiplier les astuces : inversions de certains plans en négatif, ralentis, accélérés, surimpressions… La mise en scène multiplie ces ruptures et ces effets de surprise au moyen de jeux de cadrage. Ainsi lorsque l’héroïne surprend Z en train de téléphoner à une femme et de lui parler tendrement, elle pense qu’il s’agit de sa maîtresse et en éprouve une certaine jalousie. La scène suivante nous le montre agenouillé et tenant la main d’une femme à qui il adresse des amabilités : ce n’est que lorsqu’on aura droit à un plan large qu’on réalisera que cette femme n’est pas sa maîtresse mais sa grand-mère. Une autre scène de téléphone et de jalousie reste mémorable : elle est créée par l’imagination ombrageuse du mari qui, surprenant sa femme en train de téléphoner, visualise dans sa tête plusieurs hommes au bout du fil comme autant d’amants potentiels – multiplicité des possibles, virtualité plurielle…


Cette histoire de femme qu’on recherche alors qu’elle n’a jamais quitté la maison, disparue sans être partie – car ce n’est pas son corps qu’on veut retrouver mais son âme – et à la poursuite de laquelle se lance un détective qu’on nous présente aussi comme un psychologue (les deux fonctions semblant inextricablement liées dans cette mystérieuse agence), est vraiment une belle réussite du cinéma muet et de l’avant-garde des années 1920. Un jeune homme ayant assisté à la sortie du film livre le témoignage suivant : « Un jour, au cinéma du Colisée, je vis Le Brasier ardent mis en scène par Mosjoukine, et produit par le courageux Alexandre Kamenka, des films Albatros. La salle hurlait et sifflait, choquée de ce spectacle si différent de sa pâture habituelle. J'étais ravi. Enfin, j'avais devant les yeux un bon film en France. Bien sûr, il était fait par des Russes, mais à Montreuil, dans une ambiance française, sous notre climat ; le film sortait dans une bonne salle, sans succès, mais il sortait. Je décidai d'abandonner mon métier, qui était la céramique, et d'essayer de faire du cinéma. » Bien lui en prit – puisque ce jeune homme s’appelait Jean Renoir.

David_L_Epée
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le 6 janv. 2021

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