Les années 80 ont été, pour Vecchiali, essentiellement consacrées à brosser de lyriques et poétiques portraits de femmes (En haut des marches ou Rosa la rose, fille publique, notamment) - quelque part entre Douglas Sirk et un réalisme poétique des années 40 qui aurait subit la mutation de la Nouvelle vague.
Son film précédent était un film choral, bouleversant drame social et musical sur l'épidémie de SIDA, probablement un de ses plus grands chefs d’œuvre.
Autant dire que les années 80 l'auront vu grandement inspiré...


Cette petite production de La Sept cinéma (ancêtre d'Arte) se distingue au premier abord de ses films précédents en ceci qu'il se concentre essentiellement sur un groupe d'hommes ordinaires, aux destinées banales rythmées par les cafés matinaux mais surtout les apéros quotidiens qui se prolongent jusqu'à la cuite au comptoir du bistrot de quartier « Le Relais » qui semble être leur seul dénominateur commun.
Dans ce film sec comme un coup de trique, sans effets et qui vous laisse sonné, le souffle coupé comme après un direct au foie, les femmes ne sont que de passage.
Il y a la patronne du bar, Martine, interprétée par Raphaeline Goupilleau, qui ne cesse d'entrer et sortir du cadre et du huis-clos comme si elle était extérieure à tout ce qui se joue dans son troquet...
Et surtout, il y a Christiane (Brigitte Roüan, parfaite comme toujours), dont l'entrée en scène est la toute première sortie de la caméra hors de cet étrange aquarium formé par les vitrines du bistrot pour filmer l'espace, cette fois, de l'extérieur, dans la rue...
C'est également la première fois que la musique (composée par Roland Vincent) est utilisé comme un appui lyrique de cette apparition féminine toute vecchialienne - enfin - dans cette atmosphère de plus en plus alcoolisée où la bêtise, et la testostérone se débrident davantage à chaque « baby » englouti cul sec en révélant l'accumulation des frustrations.
On croit alors voir l'apparition d'un personnage plus gracieux, plus troublant. Une créature presque sortie d'un musical de Jacques Demy.
Mais cette salutaire sortie du bocal et cette jolie musique ne sont qu'un leurre :
Christiane est - elle aussi - une femme cabossée et sans doute revenue de tout pour avoir trop côtoyé, toute sa vie durant, cette même bêtise ordinaire.
Elle vient là, finalement, comme les autres pour s'étourdir un peu auprès de ces beaufs qu'elle semble connaître par cœur et qu'elle a l'intelligence ou la résignation de prendre juste pour ce qu'ils sont.
Elle vaut pourtant bien mieux qu'eux, Christiane... cela saute immédiatement aux yeux et surtout aux oreilles.
Elle est largement au dessus de leur petit racisme ordinaire, de leur phallocratie crasse, de leurs opinions politiques sans idées, plombées d'un pseudo « bon sens » franchouillard, elle pourrait facilement s'extirper de ces petites vies médiocres qu'elle partage pourtant et l'on comprendra vite qu'elle a déjà essayé de franchir le périphérique, en vain, sans doute déjà trop lessivée pour se hisser définitivement hors de ce bocal pourtant si étroit pour elle...
Christiane n'élargira donc, hélas, aucun des horizons de cet étrange zoo humain et elle entrera même – bien au contraire - de plein pied dans la cage dépeinte par Vecchiali, s'offrant du rire - et peut-être un peu de rêve, sans vraiment d'illusions - à peu de frais, auprès d'un jeune homme discret tombé là, par hasard, avec lequel elle s'amuse et qui va se trouver mêlé, bien malgré lui, à ce tourbillon de frustrations et de refoulements individuels qui s'entrechoquent, de plus en plus imbibés, en un crescendo plus étouffant à chaque minute pour le spectateur.


D'autant que le huis-clos ne s'ouvrira plus jamais sur la rue – jusqu'à l'épilogue - que pour aller regarder un de ces hommes uriner devant le café, dos à la vitrine, face au carrefour et à même le caniveau pendant que l'ivresse monte et les inhibitions tombent...


Il suffit alors d'un mot, d'un geste, pour que ces hommes plus qu'ordinaires montrent leurs limites intellectuelles (« un arabe, ça va, c'est quand il y en a plusieurs »...), leurs complexes (du vieillissement, des performances sexuelles), leurs aigreurs misogynes, leurs homosexualités refoulées, leur haine d'eux même - au fond - et de leurs vies si petites qu'ils croient pouvoir facilement les noyer dans le whisky.
Christiane ne sera pour personne la possibilité d'un salut: le bocal restera désespérément clos et, ivres morts, ces hommes à qui elle ne fera, excédée, que tendre le miroir peu flatteur de leur virilité ramollie iront jusqu'à se rendre complice du pire en participant au viol de la jeune femme.
Le patron du bar tirant le rideau – au propre comme au figuré - sur ce qui se passe « chez lui » afin que les passants éventuels ne puisse être témoins du crime sur le point de se dérouler.
Ce « rideau » permet certes à Vecchiali de ne pas se compromettre avec eux en filmant avec complaisance un viol - qui se déroule presque entièrement hors champ - mais il renvoie aussi le spectateur hors du bocal, derrière la vitrine, à sa position de témoin involontaire d'un drame qui se joue, dont l'issue semble inéluctablement dramatique, mais auquel il ne pourra rien.
Le spectateur n'est ainsi rendu ni complice ni voyeur de l'horreur (à l'inverse de scènes tristement célèbres de films fort connus mais moins vertueux, tels que Dupont Lajoie ou – pire encore – Irréversible) ce qui ne rend pas celle ci moins insoutenable.
Vecchiali sans les rendre totalement antipathiques ou inhumains a veillé à ne pas créer de connivence entre le spectateur et ses personnages... Il n'a usé ni de la gauloiserie facile de dialogue audiardiens qui pourraient les rendre exagérément sympathiques, ni d'un pathos obscène qui serait venu « surligner » la violence crue des faits.


Après son viol et qu'elle ait repris conscience à coups de baffe dans la gueule, le regard sans pitié ni apitoiement de Brigitte Roüan sur ces pauvres et sales types montre bien qu'elle en a vu d'autres, qu'à l'instar du personnage de Baise-moi de Virginie Despentes, elle a certes vécu une violence et une humiliation incontestable, mais que là où le personnage de Jacques Nolot (pathétique et terrible de bout en bout) a introduit brutalement sa pauvre queue d'éjaculateur précoce, Christiane ne pouvait hélas « pas empêcher les connards d'y rentrer et [...] n'y a rien laissé de précieux*».
Et le salaud de fondre en larmes, gardant son seul remords pour lui même...


Le film s'achève pourtant avec une étrange douceur, presque ouatée, celle du calme des petits dimanche matins de lendemain de cuite et des banlieues qui s'éveillent...
Le jour se lève, Christiane sort du troquet et rejoint dignement son arrêt de bus sans sembler plus abîmée ni défaite qu'elle ne l'était la veille en arrivant ; les même clients, tout frais sortis de leurs lits conjugaux et semblant rincés par leurs douches de toute espèce de culpabilité, se pointent pour le petit noir dominical d'avant le tiercé et l'entraînement de foot...
Martine, la patronne les accueille avec le même détachement poli mais désabusé que la veille.


Puis, elle sort une dernière fois du cadre...
La caméra la suit dans la rue, nous sommes désormais hors du bocal...
Le bus démarre, emportant Christiane vers sa vie propre et sa solitude et Martine se tourne au coin de la rue, regardant au loin, comme vers un horizon potentiellement meilleur mais qui, sans aucun doute possible, s'arrêtera au prochain carrefour, au prochain arrêt de bus ou au périphérique...


*Virginie Despentes – Baise-moi – roman – Éditions Florent Massot – 1994

Créée

le 2 janv. 2016

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