Le Château dans le ciel
7.9
Le Château dans le ciel

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (1986)

Ils se sont adressés à nous spontanément, par conviction, par dévouement, afin de servir l'intérêt général, la famille, la patrie et tutti quanti. La voix claire et la main sur le cœur, ils déclament, claironnent, jabotent, avant de dégobiller inlassablement le même magma verbeux, les mêmes cantiques insipides et bons marchés appris sur le tard, lors d'onéreux cours du soir. La valeur n'attend pas le nombre des années nous disent-ils, mettons dès le plus jeune âge nos tendres rejetons devant des programmes qui leur sont spécialement dédiés, brillamment écrits et formatés par les artistes de l'économie de marché. Le cerveau sous cellophane et l'éveil en berne, nos bambins sont transportés par l'émotion facile, modelés par le moralisme mou, apprenant très vite que tout à un prix, le bonheur aussi... L'illusion se dessine alors progressivement à travers l'écran et laisse percevoir son humeur tiède et son charme un peu rance, les rêves faits de préfabriqués n'apportent aucune grandeur mais peuvent s'écrire sans effort, bercés par le ronronnement funeste du tiroir-caisse. Seulement, avant de prêter allégeance aux rois bonimenteurs, il est sans doute fort sage d'écouter les voix opposantes colportant l'idée d'une nouvelle voie. Comme celle provenant des studios Ghibli, qui ont l'audace de croire que l'on peut concilier ciné familial et geste artistique, grand spectacle festif et œuvre finement pédagogique. Des ambitions qui sont à la hauteur du talent de ces hommes, Hayao Miyazaki et Isao Takahata notamment, et qui sont portées en étendard par leur première production, Le château dans le ciel. Cette fois-ci c'est bon, le concept du blockbuster intelligent prend forme, les réjouissances commencent !


Toucher un large public sans renier ses exigences artistiques, voici l'enjeu du nouveau projet de Miyazaki. Pour y parvenir, il s'inspire de ses anciens films en ne retenant que l'essentiel : les lourds discours de Nausicaä sont oubliés afin de laisser plus de place à l'énergie folle du Chateau de Cagliostro, quant à l'imposante mythologie qui était la sienne jusqu'alors, elle se limite à sa forme la plus simple et ludique, celle du ciel, de l'aviation, de tout ce qui vole, du banal jusqu'à l'improbable, des vieux coucous jusqu'aux arbres branchés sur réacteurs ! On court, on vole, on saute ou on tombe, le mouvement est partout, la rythmique est endiablée, les différentes péripéties n'en seront que plus jubilatoires. Notre homme met ainsi ses talents de conteur au profit d'une efficacité toute hollywoodienne, trouvant le ton juste pour filer la banane aussi bien aux plus petits qu'aux plus grands : le prologue compile habilement les ingrédients explosifs des blockbusters occidentaux (coup de feu, explosion et suspense), revisitant joyeusement la notion de grand spectacle.


Si on en restait là, l'exercice serait aussi sympathique que vain ou gratuit. Visant l'excellence d'un propos universel avec un peu de consistance, Miyazaki s'inscrit dans la lignée des grands conteurs littéraires et s'inspire librement de Swift et Stevenson... il en résulte un passionnant récit initiatique durant lequel se croisent jeunes aventuriers, pirates et contrée extraordinaire. S'il ne l'était pas déjà, notre cœur est définitivement conquis par la délicieuse atmosphère rétro-futuriste élaborée par le maître nippon : les engins volants, sorti de chez Jules Verne, croisent les ouvriers de Dickens, les robots du Roi et l'Oiseau se prennent d'affection pour des renards-écureuils échappés de Nausicaä, la cité volante de Laputa à autant avoir avec La Tour de Babel de Brueghel l'Ancien que du Metropolis de Lang... C'est tout un univers singulier qui s'offre à nous, soulignant un peu plus l'impression vertigineuse qui émane du récit.


Et là, après nous avoir charmé, Miyazaki réédite la performance entraperçue dans son film précédent, en superposant les niveaux de lecture, en mettant au cœur de son propos l'Homme et la nature, en insufflant au milieu de ce tonique capharnaüm la douce chaleur de l'humanisme.


Ainsi, l'aventure entreprise par nos jeunes héros va permettre une subtile évocation du passage à l'âge adulte : les rêves d'enfance sont à l'image de Laputa, une douce utopie, une illusion aussi perfide que trompeuse. Sheeta et Pazu ne découvriront pas le bonheur dans cette cité nichée au sommet des nuages, justes quelques reliques d'une gloire démodée et des armes de destruction massive attestant de la folie qui gagne l'individu lorsqu'il s'éloigne de l'essentiel : la terre, la vie, tout ce qui constitue l'humanité. Progressivement, Miyazaki rend la désillusion palpable à l'écran, le ton enjoué et la frénésie du début laissent progressivement la place à une certaine gravité ; les exploits des premières séquences (bagarres, course poursuite dans les mines, numéro de haute voltige dans les airs) s'effacent au profit de situations plus "matures", soulignant joliment les véritables richesses de l'existence : l'amitié, la famille (Dora et ses pirates), la bonté dissimulée dans l'autre (le robot) ... Finalement la Terre est belle vue du ciel, nous souffle le maître nippon, surtout lorsque la symbiose existe entre l'Homme et son milieu, entre la brillante technique et la grâce organique. Cet équilibre tant espéré est des plus fragiles, bien évidemment, mais il permet d'exposer à notre regard inquiet la vision d'un bonheur sans tache : ce sont les rires d'une famille reconstituée qui s'élèvent dans le ciel en même temps que les "avions-insectes" des pirates, ce sont les gestes de douceur d'un robot, programmé pour tuer, à l'égard d'une vie qui s'éveille... le sentiment d'allégresse qui s'en dégage n'a rien d'illusoire et vaut, de ce fait, bien plus que tous les fantasmes de grandeur, que toutes les Laputa du monde.


Créée

le 18 août 2023

Critique lue 44 fois

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Procol Harum

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